Il n’y a ni portraits ni paysages. Les photos de Bruno Dewaele à la Piscine à Roubaix, jusqu’au 25 Mai, ne prétendent pas représenter le monde, témoigner des voyages ou des découvertes de l’artiste. La plupart sont sans légendes ni dates, et il est malaisé de leur attribuer un lieu ou une année, tant elles forment une série cohérente. Elles sont sagement accrochées dans les couloirs de la piscine et dans les cabines de bains, et le regard passe d’elles aux statues néo-classiques et aux miroitements de l’eau dans la lumière teintée de cet endroit magique.
Ni portraits, ni paysages, mais partout des surfaces, la peau des choses : des murs lépreux, ornés de formes tourmentées, anarchiques, cancéreuses, envahissantes; des excroissances,des filaments, des plis, des anfractuosités, des grains, des taches, des boulettes de matière, qui ont dû avoir un sens, une raison autrefois, sur place, mais qui, sur la photo, ne sont plus que formes, qu’accroches de lumière, que projections d’ombre. On peut deviner parfois qu’il s’agit de murs d’usines désaffectées, murs mangés, vaincus par le salpêtre, le plomb, l’amiante, l’huile, qui y dessinent toute une cartographie, toute une représentation que l’artiste nous rend fantasmatique. Tout semble étonnamment tactile, rugueux et caressable à la fois. Ces murs émergent de la nuit, comme des fantômes : s’y inscrit une mémoire, faite de traces indéchiffrables.
L’histoire inconnue des lieux resurgit ici ou là, sans acteurs, sans témoins : des armoires électriques déglinguées, des roues dentées déjantées, un livre déchiré collé au sol, devenu sol lui-même, les mots s’étant décalqués dans la terre même, indécryptables, cabalistiques (alors qu’il ne s’agit sans doute que d’un simple registre administratif).
Il y a l’eau aussi, l’épiderme même de l’eau, des tourbillons humides où les images se dissolvent en lignes sinueuses, ondoyantes, multipliées. La photo fige l’eau, annule son mouvement, transforme sa surface fluide et fuyante en un cuir d’éléphant rugueux qu’on voudrait masser, modeler.
Ces photos au noir et blanc tragique ne montrent pas une réalité, ne créent pas une ambiance, ne racontent pas une histoire. Elles dévoilent une vérité picturale, elles vont à l’essence même de la matière. C’est à l’aune de cette pureté qu’on peut trouver les photos de danseuses présentées à l’étage plus anecdotiques, plus corporelles, moins intéressantes.
Face à ces photographies quasi abstraites de matière et de surface, je me suis souvenu des ‘marbres feints’ peints autour des fresques de Fra Angelico au couvent San Marco à Florence, dans lesquels Didi-Huberman voit un vecteur de méditation, une incitation à la contemplation intérieure, un moyen de se pénétrer de couleur pour ne plus voir que la Lumière du Christ. C’est aussi ce que, athée, j’ai ressenti face à ces photos de Bruno Dewaele, un désir de retrait du monde, une méditation. L’exposition est intitulée Le point aveugle, nom de la partie de la rétine qui permet de voir, mais ne peut pas voir : l’oeil n’est pas capable de se voir lui-même, le monde ne peut pas s’expliquer lui-même sans un principe externe, transcendant.
Ailleurs dans ce beau musée, de jolis animaux (le Zoo d’Orsay) et des bijoux d’artistes (la plupart sages et plaisants, un peu trop plaisants, mais quelques-uns suffisamment impertinents pour attirer l’intérêt, les lunettes crève-oeil de Daniel Spoerri étant mon préféré).
Photos courtoisie de Bruno Dewaele. Remerciements à la Piscine qui m’a invité à venir à Roubaix.