« Dans la tête de… » de Mélanie Chappuis
Publié Par Francis Richard, le 28 novembre 2013 dans LectureExercice de style : Mélanie Chappuis se met dans la tête de personnalités pour écrire des chroniques.
Par Francis Richard.
Quand un écrivain se met dans la tête d’un autre et publie, dans un quotidien, des chroniques écrites à la première personne de cet autre, cela donne, parce que l’exercice est réussi, des textes subjectifs certes, mais qui font entendre une musique littéraire inhabituelle dans la presse écrite, et bienvenue.Mélanie Chappuis se livre à cet exercice, tous les mardis, dans Le Temps, depuis le 22 janvier de cette année et elle continue. Dans la tête de… est un recueil de ces chroniques, dont la dernière est celle parue le 8 octobre dernier. Il devrait donc y avoir, dans quelques temps, un Dans la tête… 2.
Ceux qui ne lisent pas Le Temps, ou épisodiquement, découvriront donc toutes ces chroniques d’un autre ton. Ceux qui lisent régulièrement ce quotidien se réjouiront qu’elles aient été rassemblées en volume, parce qu’il leur est ainsi loisible d’y revenir quand bon leur semble et de se souvenir de faits qui se sont produits jusque-là en 2013, sous un regard littéraire.
Ce recueil de trente-huit chroniques comporte, hormis les chroniques hebdomadaires parues dans Le Temps, une chronique parue dans Fémina et cinq inédits. Ne serait-ce que pour cela il présente donc de l’intérêt pour l’amateur d’articles de style.
Dans quelles têtes Mélanie Chappuis s’est-elle mise ? Elle s’est mise dans la tête de personnes politiques étrangères telles que François Hollande, Barack Obama, Rachida Dati, Nicolas Sarkozy, Angela Merkel, et dans celle de personnes politiques suisses telles que Thomas Minder, Christian Varone, Eveline Widmer-Schlumpf, Jean Ziegler.
À propos des médias qui ont choisi NKM, Rachida s’adresse ainsi à sa fille, sa bataille, après son effacement derrière la candidate UMP à la mairie de Paris : « Moi, je n’ai pas de foyer, ils pensent, pas d’homme, juste une famille d’Arabes trop nombreuse, dont les frères font des frasques. Juste une fille dont je ne m’occupe pas puisque cinq jours après mon accouchement, je retravaillais déjà. Ils ne saluent ni mon engagement, ni mon sérieux, ni ma volonté. Ou juste pour sous-entendre que je suis une chieuse, une bonne femme hystérique en pré-ménopause. »
Elle s’est mise dans la tête de personnes qui, pour une raison ou une autre, ont fait la une des journaux cette année telles que Cécile B., Oprah Winfrey, Marguerite Duras, Benoît XVI, Natacha Kampusch, Nabila, Ingvar Kamprad, Frigide Barjot, Antoine de Caunes, Stanislas Wawrinka, Kristina Rady ou Catherine Middleton.
Nabila, poupée siliconée et fière de l’être, s’exprime ainsi : « J’ai dit « la guerre mondiale de soixante-dix-huit » au lieu de la guerre de quatorze-dix-huit, et alors ? Vous croyez que je suis la seule à ne pas savoir ?! Mais nous on est jeunes et on s’en fout de vos histoires, c’est déjà pas mal de savoir qu’il y a eu une grosse guerre le siècle dernier. Et Hitler. Et les juifs gazés. Avec les homosexuels et les gitans. C’est déjà pas mal. Est-ce que vous savez, vous, comment utiliser un mp3 ? Alors ! »
Elle s’est mise dans la tête de personnes anonymes, la plupart du temps de condition modeste – l’auteur leur donne un prénom, parfois exotique – qui ont subi elles-mêmes l’actualité de plein fouet et dont la vie en a été (souvent douloureusement) changée.
Après l’affaire Cahuzac, Claire, épouse d’un socialiste de base, lui dit sa déception qu’il ne puisse pas créer la menuiserie dont il rêvait : « Tu dis que l’État ponctionne les entrepreneurs, même les petits maintenant, et que jamais ils ne t’auraient laissé le moindre bénéfice. Qu’ils nous interdisent de mettre le moindre euro de côté pendant qu’eux baignent dans leur or. Notre or, loin de nous et de notre pays, ailleurs où il fait beau et chaud, où ils se rient des Français. On n’a pas droit au revenu de notre travail, tu dis, alors qu’eux ne foutent rien à part mentir à la télé dans leur costume trop cher. Depardieu, au moins, il a dit la vérité, quand il s’est cassé avec son fric. Depardieu, il a compris que ce n’était pas la France qui bénéficiait de ses impôts, mais juste eux, ces salopards au gouvernement. »
Elle s’est même mise dans la tête d’une glace concombre-menthe… Ce qui réserve des surprises rien moins que rafraîchissantes…
La fiction, qui transforme des personnes en personnages, permet en l’occurrence à l’auteur de dépasser la réalité qui devient alors parfois caricaturale, mais parfois aussi plus humaine, dans ce que l’humanité peut avoir quelquefois de fragile.
Sous ce couvert de la fiction, l’auteur ne manque pas d’exprimer également ses propres sympathies, qui ne sont pas forcément celles du lecteur, mais avec une telle sensibilité et avec un tel souci d’authenticité, jusque dans les petits détails vrais, qu’il est bien obligé de lui faire une place dans ses réflexions et ne pas en être plus agacé que cela, sans doute parce que cela lui permet de comprendre celles ou ceux qui ne pensent pas comme lui.
— Mélanie Chappuis, Dans la tête de…, Éditions Luce Wilquin, 2013, 176 pages.
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