Morceaux choisis - Anna Akhmatova
Par Claude_amstutz
Moi, comme un fleuve,Une époque de fer m'a détournée.On m'a changé de vie.Elle a suivi un autre lit, vu d'autres paysages,Et mes rivages me sont inconnus. O combien de spectacles j'ai manqués,Que de rideaux levés en mon absence et retombés!Combien de mes amis je n'ai jamais croisés,Combien de villes dont les contoursAuraient pu m'arracher des pleurs,Alors que je n'en connais qu'une,Que je saurais retrouver même en rêveEt à tâtons. Et combien de poèmes que je n'ai pas écrits:Leur choeur secret,Il rôde autour de moi, et un beau jourIl se pourrait qu'il vienne m'étouffer... Je connais tout, commencements et fins,La vie après la fin, et quelque choseQu'il ne faut pas rappeler à présent.Et quelqu'un d'autre,Une femme inconnue a pris ma place, Mon unique place,Et porte ici mon légitime nom,Ne me laissant qu'un surnomDont j'ai fait tout ce que l'on pouvait,je le crois bien. Ma tombe, hélas, ne sera pas pour moi.Mais qu'une folle brise de printemps,Ou deux mots dans un livre de hasard,Ou le sourire de quelqu'un M'entraînent soudainDans cette vie inaccomplie... Cette année-là il serait arrivé ceci, et puis cela:Partir au loin, voir et penser,Se ressouvenir,Entrer comme on ferait dans un miroirDans un amour nouveau,Avec la sourde conscience de trahir,Et une ride nouvelle,Qui n'était pas encore làHier... Si de là-bas pourtantJ'apercevais ma vie de maintenant,Je connaîtrais enfinL'envie... Anna Akhmatova, Cinquième élégie, dans: Philippe Jaccottet, D'autres astres, plus loin, épars - Poètes européens du XXe siècle (La Dogana, 2005)
image: Anna Akhmatova (beautifulrus.com)