La fuite et l'évitement sont souvent salutaires. Ils permettent de prendre de la distance, au sens propre et au figuré, avec les tourments de l'âme.
Il ne faut pas croire que fuir et éviter ne demandent pas de courage. Il ne s'agit pas en fait de refuser l'affrontement, il s'agit au contraire de faire face à soi-même et de se reconstruire.
Anne-Sophie Subilia, dans Jours d'agrumes, raconte l'histoire d'une jeune femme de
vingt-cinq ans, qui a quitté le beau pays, l'Italie, et sa famille, a mis un océan au milieu pour se désenchaîner et s'est retrouvée en quelque sorte "aux
antipodes", à Montréal.
Franca Charbonnier, suisse par son père et italienne par sa mère, a accompli le plus dur:
"Partir. S'extraire d'un rythme. Arracher le corset."
Après cinq ans d'études de médecine à Turin, elle n'a pas passé l'examen final. Elle est partie, à la fin de l'hiver 2009, pour faire tout autre chose. Sans en être bien consciente au début, elle a d'instinct fait le bon choix.
Cette exilée volontaire vit en colocation dans la belle province avec Josée et Andréanne, qui sont des québécoises très nature. Toutes trois sont des contemporaines, nées en 1984.
Franca travaille au marché Jean-Talon à l'étal des soeurs Brassard, Gisèle et Rosa, qui vendent des fruits exotiques pendant une saison qui dure sept mois. Autour d'elle, ses collègues de travail, au franc-parler, Laura, Agathe, Violette et, surtout, Charles, avec qui elle partage l'amour du théâtre et particulièrement celui de Michel Tremblay.
Alessandro, son premier amour, est mort douze mois après leurs "chuchotements d'étoile", happé sur un passage piéton:
"Quelle suite pour honorer les morts? elle s'était demandé. Dans sa main trois petits mots tièdes: école d'art dramatique. Jamais prononcés. Elle avait saisi le long formulaire de la faculté de médecine et y avait apposé sa signature foudroyante comme une comète perdue."
Elle a failli mourir à son tour, en s'ouvrant les poignets:
"Deux lignes inégales tranchent le réseau des veines. Par réflexe, elle cache ces traces anciennes, rajoutées aux lignes de sa vie comme des détours abrupts."
Peu à peu, elle se reconstruit, celle dont, on ne sait pourquoi, le chemin "est ailleurs que dans les pupilles de sa mère"...
Son choix de travailler à l'air libre "parmi les quartiers d'agrumes", sur un marché, pendant des jours et des jours se révèle finalement un bon choix et "relève d'un instinct irréductible quand le reste s'était effrité"...
Anne-Sophie Subilia montre dans ce livre au goût prononcé de fruits qu'il vaut mieux suivre son vertige que de se conformer à un sens honorable du sacrifice qui ne vous correspond pas.
Les joies les plus grandes se trouvent la plupart du temps dans les choses simples, retrouvées au contact de gens également simples, mais authentiques.
Les habitants de la belle province, avec leur français rafraîchissant, qui a su conserver toutes ses couleurs, semblent tout indiqués dans cette histoire pour permettre, en se posant ailleurs, à une jeune femme, naguère corsetée à l'université par devoir, de se réconcilier avec elle-même.
Rien de tel en effet, pour ce faire, que de "sacrer son camp même par grand flou, plutôt que de s'éteindre à petit feu"...
Francis Richard
Jours d'agrumes, Anne-Sophie, 168 pages, L'aire