Çà commence comme un documentaire, avec huissier à chaîne, parquet versaillais, moquette épaisse, dorures, antichambres historiques. On se croirait dans un musée. Mais non, le ministre des Affaires étrangères, alias Thierry Lhermitte nous apprend qu'on est en réalité sur un bateau qui coule.
La métaphore maritime reviendra régulièrement ... Quai d'Orsay nous embarquera plus tard sur un navire, disons une barque, une périssoire. Si cet engin est un "petit canot monoplace destiné à la ballade" la promenade ne sera pas de tout repos pour l'aéropage du ministre, malgré le verre de Meursault rouge qu'il leur offrira (et Dieu sait que ce vin est divin).
Alexandre Taillard de Worms est grand, magnifique, un homme plein de panache qui plait aux femmes et est accessoirement ministre des Affaires Étrangères du pays des Lumières : la France. Sa crinière argentée posée sur son corps d’athlète légèrement halé est partout, de la tribune des Nations Unies à New-York jusque dans la poudrière de l’Oubanga. Là, il y apostrophe les puissants et invoque les plus grands esprits afin de ramener la paix, calmer les nerveux de la gâchette et justifier son aura de futur prix Nobel de la paix cosmique.
Alexandre Taillard de Vorms est un esprit puissant, guerroyant avec l’appui de la Sainte Trinité des concepts diplomatiques : légitimité, lucidité et efficacité. Il y pourfend les néoconservateurs américains, les russes corrompus et les chinois cupides. Il a confié au jeune Arthur Vlaminck, frais diplômé de l’ENA, ce qu'il considère comme le plus important, le “langage”. En clair, il doit écrire les discours du ministre ! Mais encore faut-il apprendre à composer avec la susceptibilité et l’entourage du prince, se faire une place entre le directeur de cabinet et les conseillers qui gravitent dans un Quai d’Orsay où le stress, l’ambition et les coups fourrés ne sont pas rares... Alors qu’il entrevoit le destin du monde, il est menacé par l’inertie des technocrates.Quand des humoristes s'emparent d'un tel sujet il font rire en se situant dans la dérision. L'exagération se perçoit. On n'y croit pas à 100%, ce qui minimise la portée de la critique. Ce qui est très fort ici, tout comme dans la bande dessinée qui a précédé le film, c'est que les scènes qui composent la trame du scénario ont été inspirés par des faits réels. Dans les moindres détails tout est juste. Avoir tourné en décors réels renforce encore le propos.
Ainsi on appelle le ministre "monsieur" ... tout simplement comme on le fait dans un ministère. Il est exact que trouver un bureau et signer un contrat de travail c'est parfois "la mer à boire". On peut n'avoir pas de bureau à soi et devoir se contenter d'un bout de table dans celui d'une secrétaire et se trouver souvent bousculé par des visiteurs. On peut travailler debout, supporter le bruit des cloisons montées à la hâte, sourire à l'endormissement d'un élu en cours de réunion au sommet, rêver de l'effondrement des piles de parapheurs, subir l'ironie et une certaine forme de bizutage, se heurter au refus systématique d'un chef de cabinet (fonction à ne pas confondre avec le directeur de Cabinet. le premier est chargé de la logistique, le second de la politique), piquer un fou rire en pleine tragédie. Et malheureusement passer plus de temps à expliquer ce qu'on fait à véritablement travailler.
Par contre, à l'évidence, le portrait du Président de la République est une farce. C'est celui du réalisateur Jean-Paul Rappeneau.
Le scénariste de la bande dessinée Quai d'Orsay (2010-2011), en collaboration avec le dessinateur Christophe Blain, est Antonin Baudry. Il osa rendre publique son identité quand le second volume obtient le Prix du meilleur album du festival d'Angoulême 2013. Il fut élève de Polytechnique et de l'École normale supérieure et a été conseiller du premier ministre Dominique de Villepin sur les questions de culture et d'économie internationale. Diplomate de profession, il est depuis 2010 conseiller culturel de l'ambassade de France aux États-Unis.
Pour moi qui ai travaillé dans un secteur proche quoique à un niveau de responsabilité sans comparaison, j'ai retrouvé l'essence même de la spécificité des sphères du pouvoir. Quand on les raconte à nos amis, les anecdotes quotidiennes sont drôlissimes. Quand on les vit ce sont des galères.
A l'inverse de l'Exercice de l'Etat, réalisé par Pierre Schoeller en octobre 2011, qui montrait la face sombre de la République avec des luttes de pouvoirs totalement destructrices, Quai d'Orsay est bel et bien une comédie, la première d'ailleurs de Bertrand Tavernier.
Paradoxalement il témoigne de l'envie de bien faire de ces membres du Cabinet, malmenés par une bureaucratie déficiente (par exemple le ministère des Affaires Etrangères n'a pas d'accès à Internet !), les rythmes infernaux, les coups de fil à point d'heure, les préjugés (on ne porte pas des chaussures à bouts carrés) mais toujours animés par le service public. A cet égard le personnage de directeur de Cabinet, interprété avec brio par Niels Arestrup (qui pour une fois n'a pas un rôle de salaud) est emblématique des prouesses diplomatiques qui se déploient dans un calme olympien même (et surtout) en cas de crise.
Il est Claude Maupas, librement inspiré de l’ancien directeur du cabinet du ministre des Affaires étrangères, Pierre Vimont. Sa voix et son phrasé sont nouveaux, très étonnants et l'acteur y gagne des galons.
Jane Birkin dans le rôle de Molly Hutchinson, invitée à déjeuner avec le ministre pour fêter son prix Nobel de littérature. Jane y incarne une poétesse hippie sur les bords qui évoque de loin Simone de Beauvoir.
Le personnage d’Alexandre Taillard de Worms, incarné par Thierry Lhermitte, s’inspire bien évidemment de Dominique de Villepin. Sans jamais être dans la caricature ou l'imitation.
Chaque personnage est au final sympathique, même quand il place une peau de banane sous le richelieu de son collègue. Le sacerdoce se devine et nous les fait aimer. Du coup on peut rire sans arrière pensée, sans se dire que la république est en danger et qu'il y aurait urgence à faire bouger les lignes.
On s'amuse beaucoup. On savoure la cocasserie et franchement et çà fait du bien. On se dit même que les formules sont si drôles qu'on espère les mémoriser pour les resservir à bon escient :
Là où il y a une volonté il y a un chemin (Mao) cela revisite le presque usé Impossible n'est pas français (Napoléon) ou l'injonction vouloir c'est pouvoir.
On se promet de lancer dans le prochain brainstorming une phrase du genre : il va falloir déjouer tous les pièges, peur résignation, ignorance pour voir si cela provoque le même effet que lorsque c'est Lhermitte qui le promet. pour varier vous pourrez promettre l'application de la doctrine préventive. Et si vous êtes chef de service je vous suggère de marteler ne me décevez pas sur un ton vindicatif en invoquant la foi des premiers chrétiens. Je ne vous conseille pas de citer Héraclite comme le fait le ministre tous les quatre matins. Il n'y a pas plus abscons.
Pour remettre les choses à leur juste valeur vous pouvez vous fendre d'un : c'est pas l'affaire du siècle mais c'est pas la fête du slip non plus ... qui m'a surprise dans la bouche du ministre alors que jusque là c'était dans celle du chef de ma cantine que je l'entendais, même que je croyais que c'était lui (mon cuistot) qui l'avait inventée.
Et si vous en avez l'âge : nous avons tous à l'intérieur de nous un petit vieillard qui tricote (ou fricote, vous alternerez pour troubler l'interlocuteur).
Le plus facile (je l'ai déjà placé plusieurs fois) : je stabilote intuitivement les pensées capitales.
Un film indispensable pour aborder l'hiver avec bonne humeur et supporter les discours politiques qu'on va nous lâcher dans les mois qui viennent. ce serait pas bientôt les municipales ?
Quai d'Orsay de Bertrand TavernierAvec Thierry Lhermitte, Raphaël Personnaz, Niels Arestrup, Bruno Raffaelli, Julie Gayet, Anaïs Demoustier, Thomas Chabrol, Thierry Frémont, Alix Poisson, Marie Bunel, Didier Bezace, Jean-Marc Roulot, Sonia Rolland, François Perrot et Jane BirkinSortie le 6 novembre 2013