Cher Grand-Papa,
J'ai lu récemment un livre qui m'a donné envie de t'écrire. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être parce que le personnage principal écrit une lettre à celle qu'il a aimé toute sa vie. Je pense que la lettre que tu as rédigée à notre intention y est pour quelque chose. Il m'est difficile de relire tes mots sans en être profondément émue. Je me demande quand tu as rédigé cette missive et dans quel état d'esprit. Écrire pour ceux qui restent. A huitante-quatre ans, parler ainsi de sa femme me bouleverse. Tu l'as aimée durant plus de soixante ans, j'imagine que tu emportes les secrets, bons et mauvais, qui fondent une telle union.
Dans ce livre, La lettre à Helga, le personnage principal s'appelle Bjarni. C'est un homme de la nature, directement issu des montagnes. Il communie avec le vent du nord et sa terre noire natale, la volcanique Islande. Le silence le rassure et les bêtes sont ses compagnons de route. Il arpente, sillonne, observe. D'aucuns pourraient penser que c'est un homme simple mais tu sais que l'on ne connaît rien de l'intimité des gens qui nous entourent. Bjarni, comme tout être humain, a ses secrets. Il aime la belle Helga. On dirait le début d'une chanson populaire. Un refrain de la campagne chanté avec mélancolie. Bjarni aime sa femme aussi.
On pourrait facilement croire que j'ai aimé cette lecture. Toi, j'en suis certaine, tu devines les aspérités. Le personnage de Bjarni m'a agacée. Les pages sont larmoyantes de regrets et parfois, les mots sont dictés par l'amertume. J'ai été sensible au charme de cet érotisme rural, des mamelles rebondies, des périodes de reproduction des bêtes qui réveillent l'instinct, le désir, le charnel. Malheureusement, ces moments de grâce portés par une écriture sensible sont gâchés par la complainte d'un homme qui n'a pas réussit à assumer ses choix. Voilà pourquoi j'ai pensé à toi, mon cher Grand-Peps. Tu m'as souvent répété que choisir était un art dont les conséquences devaient être endossées. Y es-tu parvenu ? Cela t'appartient. Ta lettre était simple et bienveillante. Digne. Encore un choix assumé. Si tu croises Bjarni, n'hésite pas à lui donner une leçon.
Zulma, 131 pages, 2013, traduit de l'islandais par Catherine Eyjólfsson
Extrait
« Pourquoi, bon Dieu, désire-t-on une autre femme que la sienne, toute sa vie, sans pour autant faire le geste qui unirait la vie à son aspiration ? Tu vois d’ici l’existence chrétienne que j’ai pu mener, mon amie ; on ne doit certes pas convoiter la femme de son prochain, mais ce qui me frappe, c’est que je t’ai peut-être aimée, Helga (je ne me lasse pas d’écrire ton nom, Helga, ni de le répéter tout haut ; il caresse la gencive avant d’entrouvrir la bouche ), que je t’ai aimée pour vivre en fin de compte dans la souffrance et l’absence d’amour planifiée. La distance qui me séparait de toi n’a fait qu’attiser le désir de te rejoindre, mais dès que l’occasion s’en est présentée, j’ai baissé les bras sans vouloir rien sacrifier !
Je n’ai pas réussi à percer le mystère d’un tel comportement chez une créature qui est la seule à se réclamer de la raison. Je te le dis du fond du cœur, ma Belle, je ne suis plus qu’une vieille bûche vermoulue et pourrie gisant sur le rivage du temps, d’où le ressac m’emportera bientôt. Et nul ne pleurera ma disparition. C’est bien vrai ce que disaient les anciens : on devient lâche en vieillissant. »
L'avis d'Anne qui renvoie vers d'autre liens.
Lu dans le cadre du match de la rentrée littéraire 2013 organisé par Priceminster (13/20).