Jean-Paul Le Buhan
Les signes sur la pierre
Les marques lapidaires des anciens tailleurs de pierre de Bretagne
Fouesnant, Yoran Embanner, 2013.
360 pages, 370 photographies, 50 dessins, croquis ou cartes, 26 tableaux de synthèse pour 115 monuments étudiés.
« Cette étude est en fait un pèlerinage aux sources de notre histoire profonde et collective » (p. 15). On ne peut que saluer le sérieux et l’honnêteté du travail de Jean-Paul Le Buhan qui, au prix de longs efforts de recherche et de déplacements in-situ sur toute la Bretagne, a su nous donner un inventaire de relevés, ainsi qu’une analyse et un classement comparatif de ces marques de tailleurs de pierre, marques de tâcheron (terme que l’auteur récuse car souvent trop réducteur), de maîtres d’œuvres voire d’architectes, marques parfois aussi compagnonniques de passage ou « marques d’honneur », signes utilitaires ou identitaires…
Ce qui aurait pu se présenter comme une fastidieuse et froide énumération de signes et de lieux se révèle finalement d’une lecture agréable, où l’on suit l’auteur pas à pas dans son périple, sa « chasse au trésor » comme il l’appelle, dans laquelle il nous fait part de ses émotions et de ses réflexions. Le Buhan, qui nous fait ainsi partager avec un plaisir non dissimulé sa passion, remarque peu de spécificité des marques bretonnes par rapport aux autres provinces françaises. On y retrouve ainsi de grands groupes : équerre, croix, rond solaire, cœur, marteaux ou pics, T, triangle, lune, carré (p. 325). Quel sens faut-il leur donner et ont-elles valeur de signes de reconnaissance initiatique, de « signatures » ou encore de supports de réalisation spirituelle ? Y a-t-il aussi parfois des références à d’antiques symboles celtiques ? Faut-il par ailleurs rechercher ces marques tout particulièrement à l’angle sud-est du chœur des églises (et parfois nord-est) comme on a souvent coutume de le dire ?
C’est dans cette perspective que l’auteur s’attarde particulièrement sur la présence et la signification du « quatre de chiffre », marque symbolique de maîtrise passée ensuite des tailleurs de pierre aux marchands (de toile) et aux imprimeurs et libraires, ainsi que de la « marque aux banderoles ». Délaissant un moment la glyptographie pour l’épigraphie, Jean-Paul Le Buhan s’intéresse aussi à certaines pierres tombales de maîtres d’œuvre que l’on peut trouver en divers lieux, avec toujours le même schéma de représentation des outils aux côtés de la Croix (souvent pattée et surmontant le Mont du Calvaire)[1]. Aux armes du chevalier correspondent les outils de l’ouvrier, au blason de l’un la marque de l’autre. L’auteur porte aussi une attention particulière aux marques et graffiti de l’abbaye Notre-Dame de Beauport à Paimpol (n° 96) ainsi qu’à la pierre tombale et à l’équerre aux bords non parallèles de l’abbaye Notre-Dame de Bon-Repos en Saint-Gelven (n° 97)[2]. Il montre par ailleurs que certaines marques et figures bretonnes s’insèrent parfois dans une grille ou un réseau de trait carré ou de trait en courbe (il s’agit de « clés » générales de marques, de matrices communes) et nous donne un aperçu des outils et du métier de la construction d’autrefois, avec quelques considérations plus techniques sur l’art de géométrie ou art du trait.
Parmi les nombreux bâtiments étudiés, certains sont traditionnellement mis en relation (avec ou sans preuves) avec les Templiers, fortement et anciennement implantés en Bretagne et souvent considérés comme les protecteurs des organisations de bâtisseurs. Il s’agit ainsi, entre autres, du Temple de Lanleff (n° 3), de Brélévenez en Lannion qui garde bien des mystères (n° 12), de l’église Saint-Pierre de Plurien (n° 64) avec sa belle pierre tombale d’un chevalier, de l’église de Lanhélin (n° 59) et de la chapelle Saint-Jean du Créac’h en Plédran (n° 112). L’histoire des Templiers en Bretagne reste encore à écrire, malgré quelques études existantes. Quelques pages ont aussi particulièrement retenu notre attention : celles consacrées au labyrinthe de la basilique de Guingamp (n° 26), aux marques de la terrasse du Mont-Saint-Michel (n° 88) et à deux représentations des Cinq Plaies du Christ, dont l’une en rapport avec le blason des carriers « aux mains meurtries » (église de Langolen et calvaire en Logonna-Daoulas, p. 233).
La Bretagne a connu - et continue parfois de connaître - une inquiétante disparition de monuments religieux. Ainsi l’auteur recense pas moins de 830 vieilles églises détruites complètement ou partiellement de 1815 à 1900 dans les cinq départements de la Bretagne historique. De nombreuses croix et statues ont aussi été détruites, volées ou vandalisées et, aujourd’hui encore, quelques monuments religieux ou non sont en ruines ou en grave danger de s’effondrer ou de disparaître[3]. Il est par ailleurs souvent très difficile de dater et d’identifier telle pierre trouvée, tant il y a eu de reconstructions et de déplacements. Jean-Paul Le Buhan rappelle aussi le manque de documents anciens concernant les tailleurs de pierre de Bretagne, ainsi que le fait que « la majorité des monuments, de même époque [15e siècle], en Bretagne, n’a aucun signe lapidaire. La lecture des tableaux de synthèse, qui comprennent plus de 300 signes différents sur près de 100 sites, nous permet de définir qu’un grand nombre de marques, les plus banales ou faciles, sont celles d’ouvriers travaillant à tâche » (p. 324). Par son ouvrage rare et précieux, il nous invite à poursuivre l’établissement de ce corpus des marques lapidaires. Malgré les atteintes du temps et les destructions ou oublis des hommes, les vieilles pierres de notre Bretagne ont encore beaucoup à nous apprendre par leur langage silencieux qui perdure malgré tout.
Par ailleurs, l’auteur ne fait qu’évoquer en passant les rapports complexes entre les traditions des tailleurs de pierre et l’Église, la référence chrétienne des Saints Devoirs de la fin du Moyen Âge étant particulièrement accentuée. Il nous donne aussi un texte de 1684 émanant du Parlement de Bretagne et dénonçant les impiétés et profanations des rituels secrets (p. 23) et évoque les procès en Sorbonne au milieu du 17e siècle avec une condamnation des « pratiques impies, sacrilèges et superstitieuses » (p. 289)[4]. Les organisations de tailleurs de pierre étaient-elles réunies parfois en des confréries religieuses sous le patronage d’un saint (ici souvent saint Thomas ou saint Jean) ou en des confréries laïques séparées de l’Église, voire condamnées par elle ? Nous sommes plus circonspects voire réticents aussi quant à l’éloge aveugle que l’auteur fait du Compagnonnage et de la Franc-Maçonnerie modernes[5], qui d’ailleurs ne forment pas l’un ou l’autre une véritable unité. Des antiques « secrets de métier » aux modernes « mythes fondateurs » de la Maçonnerie qu’il met en avant, il faut vraiment franchir un grand pas[6]… sans parler de bien fâcheuses influences, falsifications ou dénaturations.
Sinon, il avait déjà eu l’occasion de présenter le fruit de son travail au colloque de Valence (en juillet 2012) du Centre International de Recherches Glyptographiques de Braine-le-Château (Belgique), qui a ainsi organisé plusieurs colloques internationaux et a donné un certain nombre de publications dont un Dictionnaire bibliographique des signes lapidaires de France (voir son site cirg.be).
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Jean-Paul Le Buhan, Couple (Bois gravé et peint avec collage)
De plus, il faut rappeler aussi que Jean-Paul Le Buhan est un artiste plasticien de grande qualité alliant travail sur la matière et jeu des couleurs, ainsi qu’un poète, d’abord installé en région parisienne puis désormais dans sa Bretagne natale, dans la région de Paimpol. Pour ceux qui veulent découvrir ses œuvres originales reflétant une réelle sagesse de vie, une recherche des valeurs humaines et du sens spirituel, une fascination pour les visages et les regards, nous conseillons de découvrir son site internet : lebuhan.com[7] et la monographie qui lui a été consacrée[8]. Sa démarche exigeante et féconde ne se départit pas non plus d’humour et de légèreté.
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Statue bretonne de saint Gouesnou, bâtisseur d’églises
Pour finir cette recension, nous élargissons un peu le champ d’étude des Signes sur la pierre. Il existe en Bretagne de nombreuses légendes dignes d’intérêt mais souvent complexes à définir et à vérifier, dont certaines sont liées au symbolisme de la construction. On trouve ainsi dans le Finistère, à Gouesnou (autrefois Langoeznou), une statue de saint Gouesnou, anachorète puis saint abbé et certainement évêque du Léon, compagnon de saint Paul-Aurélien, où certains voient représentés sur sa poitrine l’équerre et le compas entrelacés. La fontaine de Saint-Gouesnou, où elle se trouve, datant de la fin du 16e siècle ou du début du 17e siècle, se situe à l’emplacement de la source qu’avait fait jaillir le saint pour abreuver les ouvriers occupés à la construction de l’église. Selon certains, cette source passait aussi pour guérir les maux de tête. Saint Gouesnou bâtit donc, sur les plans de saint Majan son frère[9] qui était un architecte habile et renommé, le monastère qu’il gouverna. Lors d'une visite à saint Corbasius, qui faisait lui aussi construire un monastère, Saint-Gouesnou accompagné de saint Majan, parlant haut et fort des qualités de sa propre église, offensa l'architecte de saint Corbasius qui, du haut d'un échafaudage dans l’église Sainte-Croix de Quimperlé, laissa tomber sur le crâne de saint Gouesnou un marteau[10]. Celui-ci mourut de cette « accidentelle » vengeance par jalousie pour le moins significative… Fait insolite aussi, l’ancienne abbatiale Sainte-Croix de Quimperlé semble être la seule église ronde bretonne avec le curieux temple de Lanleff cité plus haut. Son plan laisse apparaître une croix celtique centrée autour d’une grande rotonde (à l’image de l’Anastasis, église élevée par Constantin au-dessus du Sépulcre du Christ ?)[11]. Il y existe une crypte où l’on trouve le gisant, avec un dragon à ses pieds, de saint Gurloës (ou Urlou en breton), premier abbé de Sainte-Croix qui serait venu de Redon au 11e siècle. La coutume était, pour les pèlerins qui souffraient de maux de tête (et aussi de démence), de mettre leur crâne douloureux dans la pierre, sous le gisant ! Sinon saint Urlou est surtout connu pour guérir de la goutte et des rhumatismes[12]. Lors de la Troménie de Gouesnou, une autre coutume était de mettre son bras dans une pierre percée (la Pierre de saint Goueznou), tout comme le faisait le saint lui-même… Tous les ans, le jour de l’Ascension (fête patronale des tailleurs de pierre), se déroule cette Troménie, particulièrement riche de sens[13]. La devise de la ville, paroisse aux portes de Brest, est par ailleurs : « Unis dans le nœud de l'amitié » (traduit en français).
[1] S’il s’agit d’un ecclésiastique nous trouverons alors la représentation d’un calice et souvent d’un livre rectangulaire, s’il s’agit d’un chevalier celle d’une épée et parfois d’un écu blasonné, s’il s’agit d’un commerçant celle d’un symbole de sa profession (par exemple des ciseaux).
[2] On retrouve cette curieuse équerre à l’abbaye de Saint-Benoît-sur-Loire.
[3] L’auteur évoque le sort tragique de la chapelle Saint-Hervé de Guendol en Plélauff (n° 36). D’autres lieux seraient aussi à évoquer, comme par exemple la célèbre tour de Montbran (dans le 22) attribuée aux Templiers ou bien la fresque de la danse macabre à restaurer dans la chapelle de Ker-Maria-an-Iskuit en Plouha. Certaines entreprises de sauvegarde et de restauration du patrimoine des monuments et mobiliers ont pu ici et là être quand-même menées, souvent par les efforts d’associations privées, parfois par les travaux des autorités publiques.
[4] C’est un certain Compagnonnage dévié des « Dévoirants » qui a été condamné sous l’influence directe de la Compagnie du Saint-Sacrement (voir par exemple la censure des docteurs en théologie prononcée le 20 septembre 1645 et le 14 mars 1655 contre le serment des Compagnons du Devoir). Ainsi le maître-cordonnier Henry Buch, avec l’appui du baron Gaston de Renty, a proposé à cette époque un « recentrage » catholique du Compagnonnage de métier, avec notamment la création en 1645 d’une société des frères cordonniers (cf. Jean Antoine Vachet, L’Artisan Chrestien ou la Vie du Bon Henry […], A Paris, Chez Guillaume Desprez, 1670).
[5] « Remarquons que les deux Ordres que nous venons d’évoquer sont les seuls à avoir conservé en Occident une tradition proprement initiatique toujours bien vivante, et porteuse de valeurs fécondes » (p. 10) ; « En revanche, nous leur devons la survie et l’universalisation de certaines anciennes traditions des gens du métier » (p. 320).
[6] On peut lire à ce sujet cet ouvrage de vulgarisation, qui vient lui aussi de paraître, où Jean-François Blondel essaie de faire le point sur le sujet : Des Tailleurs de pierre aux Francs-Maçons. Mythe ou réalité ? (Jean-Cyrille Godefroy, 2013).
[7] Il nous y dit ainsi : « Je propose des œuvres gravées et peintes, réalisées sur des supports originaux : bois de douelles, lattes de fûts, poutres et planches érigées en totems, ou encore, tuiles mécaniques ».
[8] Par Patrick Le Fur (Lelivredart, coll. « Artension », 2007).
[9] Saint Majan a traversé la mer sur le « vaisseau de pierre » d’une auge, pour arriver en Bretagne. On trouve une chapelle de Loc-Majan en Plouguin (dans le 29). Datée du 18e siècle, elle marque l’emplacement de l’oratoire que saint Majan fonda au 6e siècle. Près de cette chapelle, il existe une fontaine Sainte-Anne (bâti actuel du 15e siècle ?) que saint Majan fit jaillir d’un coup de bâton. On l’appelle encore Feuteun ar Boan Benn, fontaine du mal de tête, qui était ce pourquoi on la consultait.
[10] On lit dans La vie de Saint Gouesnou Évêque de Léon que l’an six cens septante et cinq estant allé avec son frère Saint Majan visiter Saint Corbasius qui faisait alors construire un monastère au lieu où est Kemperlé il se permit quelques critiques qui déplurent à l’architecte et ce dernier en conceut une estrange haine contre saint Gouesnou, et estant monté sur les échaffaux dressez pour lembrisser l’église et passant, par dessus le Saint, il laissa comme par mégarde tomber son marteau, droit sur la teste et luy brisa le crâne (Vies des Saints de la Bretagne Armorique par Fr. Albert Le Grand en 1636). Cette légende de la mort du saint ne se trouve pas dans les versions plus anciennes de sa vie : Legenda sancti Goeznovei (1019) et Acta Goeznovei (1516). Cf. André-Yves Bourgès, « En tournant les pages du Bréviaire imprimé de Léon de 1516 : quelques réflexions sur l’hagiographie bretonne à la fin du Moyen Âge », dans Britannia monastica, n°15 (2011), pages 139-161.
[11] Cf. Michel Bertrand, « L’architecture symbolique templière », dans Connaissance des Religions, Numéro spécial hors-série (novembre 1988), p. 58-63.
[12] Visiter aussi la chapelle Saint-Urlo en Lanvénégen.
[13] Lire Bernard Tanguy, « La troménie de Gouesnou. Contribution à l'étude des minihis en Bretagne », dans Annales de Bretagne et des pays de l'Ouest, 1984 (vol. 91), n° 91-1, pages 9-25.