Poursuivons, avec cent ans de retard, la revue de presse de l'accueil fait au roman de Marcel Proust...
Le jeudi 27 novembre
paraît le premier grand article sur Swann.
Il ouvre, ce jour-là, Le Figaro. Il
est amical. Bien sûr : il est d’un ami, Lucien Daudet, membre de la claque
dont Proust a battu le rappel. Au-dessus de cet article, tout en haut de la première page du quotidien, le nom – en lettres
capitales – du Directeur-Gérant du Figaro,
Gaston Calmette, dédicataire du roman de Marcel Proust…
Du côté de chez Swann
La personnalité de M. Marcel Proust est entourée d’un halo tout à fait
exceptionnel : il est quelqu’un que l’on rencontre rarement, par le fait
d’une existence un peu recluse, consacrée presque exclusivement à ses
intimes ; mais il est aussi quelqu’un à qui l’on pense beaucoup plus
souvent qu’à la plupart des gens que l’on coudoie tous les jours. Son nom seul,
prononcé par des personnes qui se voient peu ou qui même ne se connaissaient
point, est comme un motif maçonnique de sympathie immédiate, suffit parfois à
transformer une camaraderie banale en plus durable amitié ou à faire naître sur
des lèvres cérémonieuses et fermées un sourire bienveillant.
L’explication de cette vigilance affectueuse se trouve révélée tout entière
dans le livre que vient de publier M. Marcel Proust. Ce livre, les plus
proches de ses amis en parlaient depuis quelque temps avec une discrétion
passionnée, et les lecteurs du Figaro
eurent ici même plus d’une fois la fortune d’en connaître des extraits. Il
forme la première partie d’une trilogie, et son titre, Du côté de chez Swann, est orienté, libre et fécond comme un départ
pour la promenade, est la si violente et lumineuse projection d’une
intelligence et d’une sensibilité, qu’en le lisant on entend une voix profonde
et révélatrice, plus encore qu’on n’accomplit l’habituel travail visuel et
spirituel de la lecture, et qu’après l’avoir refermé, et avant de le reprendre,
l’écho de cette voix se prolonge, évoquant la présence de l’auteur pour ceux
qui le connaissent, et, pour les autres, capable de la reconstituer.
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* *
Mon rôle n’est point ici d’analyser cette œuvre, et d’ailleurs on ne le pourrait
faire brièvement, à moins d’employer le même arbitraire (malgré l’exactitude
apparente) que nous employons lorsque, pour décrire une seule journée, nous
faisons la part de la météorologie qui la distingua et celle des faits qui la
remplirent. Qu’on imagine seulement, contenue entre deux récits d’apparence
autobiographique qui sont les plus beaux, les plus riches de tous les souvenirs
d’enfance, une désolante histoire d’amour dont le malheureux et charmant
M. Swann est le martyr ; et, – à la manière indirecte d’un chœur
antique, ou comme certaines « bordures » de tableaux florentins qui
complètent avec une précision différente, plus naïve mais indispensable, le
sujet principal – la première et la troisième partie expliquant et précisant
bien des faits de la partie centrale.
Dans ces trois parties, et dans le domaine tour à tour objectif et
subjectif où nous conduit M. Marcel Proust, ce qui, au même point que le
roman lui-même, nous passionne, c’est l’analyse de tous les sentiments, de
toutes les sensations, de tous les raisonnements même, de toutes les heures du
jour, de tous les aspects de la nature, et cela presque simultanément, car ou
devine que, pour l’auteur, l’invisible sans cesse rejoint le visible. Jamais,
je crois, l’analyse de tout ce dont est composée notre existence ne fut poussée
aussi loin. Pour trouver l’exemple d’une telle pénétration, peut-être
pourrait-on citer George Meredith, certaines pages de l’Égoïste ou du Amazing
Marriage ; mais la fréquente obscurité de Meredith nous déroute quelquefois,
tandis que l’analyse de M. Proust, connaissant l’inconnaissable,
expliquant l’inexplicable, est d’une telle clarté qu’elle fait songer à l’éther
pur et bleu de certains jours d’été, lequel, pour la sagacité des astronomes
qui en connaissent le miracle sans hasard, et pour l’ignorance du public
dominical, qui en aime seulement le tiède vélum apparent, est cette immensité
dissemblablement accessible à tous : le ciel.
En outre, l’analyse, poussée même beaucoup plus loin, ne va pas d’habitude
sans une sécheresse involontaire, ou voulue, une logique implacable et
systématique, qui met le lecteur en garde contre soi-même et contre l’auteur.
L’analyse de M. Proust est au contraire si parfaitement incorporée à une
sensibilité prodigieuse qu’elles se confondent ensemble dans la tristesse comme
dans l’ironie, sans qu’on puisse départir l’une de l’autre, et nous en arrivons
à croire que son analyse déchaîne notre émotion et que sa sensibilité provoque
notre rire, contrairement aux lois habituelles. Et bientôt nous comprenons que,
pour certaines natures, analyse et sensibilité sont une seule et même chose, et
que l’auteur de Du côté de chez Swann,
s’il n’a pas beaucoup pleuré et beaucoup ri lui-même (cela nous devons
l’ignorer) a du moins bien souvent versé des larmes sur les tristesses d’une
passion sans partage, sur les transports investigateurs et superstitieux d’une
jalousie cruelle, que le hasard ou la confiance venaient lui révéler, bien
souvent participé aux bonheurs ou aux gaietés d’autrui, avec plus d’intensité
même que ces victimes et ses privilégiés, parce que, mieux qu’eux, peut-être,
il comprenait et devinait les plus secrètes causes, les plus ténus résultats de
leurs malheurs ou de leurs joies.
Aussi, sans contenir une seule ligne « moralisatrice », sans se
draper sévèrement dans quelque « doctrine », ni se targuer
« d’élévation d’âme », voici un livre qui renferme à chaque page,
grâce à la plus aiguë des perspicacités, les plus précieux conseils indirects
sur ce que doivent fuir, sur ce que doivent rechercher la noblesse de cœur et
la droiture, qui atteint à une extraordinaire grandeur morale (toujours par
allusion et de biais), qui est enfin une perpétuelle leçon d’élégance – au sens
le plus étymologique du mot – de sentiments.
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M. Proust a connu le Monde en même temps qu’il apprenait à connaître
la vie : il n’a pas eu à découvrir, aux environs de la trentième année,
une société jusque-là étrangère à son existence (ainsi qu’il arrive à ceux qui
commencent à « l’explorer » à cet âge et s’imaginent alors le
connaître parce qu’ils sont souvent « invités » et peuvent mettre des
noms sur des visages, sans comprendre qu’ils ne dépasseront point ce degré de
spectateurs statisticiens, ni ne participeront à aucun acte collectif du Monde
puisqu’ils n’y posséderont rien, jamais, même pas une affection ancienne,
réciproque et durable). Aussi ne s’attardera-t-il point à décrire vainement et
superficiellement des détails extérieurs ; c’est au contraire de leur
« intérieur » qu’il fait conclure à leur réalité, en démontant et
remontant le mécanisme et les mobiles des êtres qui ordonnent ces détails, qui
en font leur direction de vie, le décor journalier de leur existence ou leur
manière d’être habituelle.
Mais il y a encore autre chose : Du
côté de chez Swann révèle chez son auteur le plus rare des sens, qui est le sens social. C’est ce sens-là qui
donne une exceptionnelle clairvoyance au jugement de celui qui le possède,
comme aux romans qu’il écrit – s’il en écrit. Savoir se représenter ou nous
représenter chacun sur le plan plus ou moins incliné, souvent difficile à
discerner clairement, où l’ont situé sa naissance, son habileté ou le
hasard ; regarder la façon plus ou moins oblique dont il est éclairé, le
plus ou moins de lumière qui émane de lui ou qu’il reçoit des autres ;
classer les sociétés diverses et ceux qui les composent comme le botaniste
classe les plantes, le naturaliste les animaux, par familles et par individus,
avec méthode, sans aveuglement, sans confusion… C’est ce sens-là – souvent
cause de souffrance à force de précision et de lucidité – auquel on songe le
moins et dont on ne parle jamais ; il est pourtant celui qui devrait le
lus utilement nous guider à travers l’humanité.
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Le style de M. Marcel Proust est complètement parallèle à sa pensée :
avec une scrupuleuse précision, il contente sans cesse, au-delà du croyable, ce
que nous attendons de l’expression par rapport à l’impression reçue. Et quand
certaines de ses phrases nous paraissent longues à première vue, nous nous
apercevons vite qu’elles se déduisent l’une de l’autre, comme ces boîtes
japonaises dont la taille décroissante permet de les réunir en une seule, que
chacune d’elles forme un tout commenté par la suivante, et qu’il devait en être
ainsi pour que les méandres de la période pussent accompagner toutes les
sinuosités de la pensée et suivre son parcours, afin d’aboutir à la justesse
absolue. Chaque mot, en effet, est le seul qui pouvait être dit, et même si
l’auteur ne trouve, pour exprimer ce qu’il veut faire entendre, qu’un terme
technique, il contraint celui-ci à sortir du domaine spécial ou abstrait où il
gisait pour faire circuler à travers lui le sang de son œuvre.
Si bien qu’un musicien ou un jardinier, un peintre ou un médecin, peuvent
croire, en lisant Du côté de chez Swann,
que M. Proust a consacré des années de sa vie à la peinture ou à la
médecine. Exacte érudition, non point faite de mots ni improvisée en vue d’un
livre, mais pour ainsi dire innée et mettant à mesure M. Proust dans la
complète disposition mentale nécessaire à l’art dont il parle, lui permettant
enfin une telle abondance d’images que sans cesse ici la réalité se reflète
dans un miroir, véridique aussi mais imprévu, qui la complète, la commente et
la double…
… Un petit nombre d’écrivains ont su nous donner cette grande foi en
eux, la certitude qu’ils disaient ce qu’ils pensaient, sans masque, sans
restrictions, et qu’en plus de leur talent ils tenaient encore à notre
disposition tout un arsenal de secrets, de conseils, d’enseignements moraux ou
pratiques dont nous aurions profité si nous avions vécu en même temps qu’eux et
si nous les avions connus.
La littérature, si elle n’est que la manifestation répétée, volontaire,
d’un « don » même exceptionnel, demeure un art stérile, égoïste,
fermé, le plus éloigné même de l’intelligence. Si, au contraire, chez un être
de haute valeur, de grande culture, de compréhension magnifique (quelqu’un,
enfin, à qui l’on décerne du génie quand il est mort), elle est le seul moyen
d’accorder pensées, science, sensations, en une même harmonie, alors la
littérature se dépouille, se décante, redevient en apparence si simple, à force
de complexité invisible, qu’on est émerveillé – et découragé.
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Je n’ai jamais compris la docile et courante erreur d’optique
intellectuelle qui consiste à ne témoigner une certaine qualité d’enthousiasme
que rétrospectivement, à ceux qui ne sont plus, et refuse ce privilège sans
restrictions à nos contemporains, surtout s’ils sont jeunes : crainte de
se tromper, habitude, bien d’autres choses encore… Il est pourtant si simple de
dire que plus tard, beaucoup plus tard, lorsqu’on parlera du livre de
M. Marcel Proust, il apparaîtra comme une extraordinaire manifestation de
l’intelligence au vingtième siècle.
… À ce moment, Du côté de chez
Swann aura pris sa place, tout naturellement, près de ses égaux, aura
rejoint des compagnons illustres qui, tous, sous une forme involontairement
adaptée à leur époque respective, mais déjà rivés à la même chaîne immortelle,
et attendant qu’il les rejoigne, l’auront devancé au cours des âges ; car
tout chef-d’œuvre est un grand cri précurseur, rassemblant par delà le temps,
dans le gel noir de l’éternité, les autres chefs-d’œuvre à venir.
Lucien-Alphonse Daudet.