Esprit d'hiver - Laura KASISCHKE - Rentrée littéraire 2013

Par Liliba

 

Ceux et celles qui ont déjà lu Laura Kasischke le savent : cette auteur adore faire doucement monter la tension, créer un malaise au fil des pages, une gêne, une angoisse indéfinissable. Sans qu’il se passe grand-chose parfois. En distillant des informations par petites touches discrètes. En creusant la personnalité de ses personnages. En suggérant des pistes, que le lecteur ne reconnaîtra que plus tard, quand le drame aura surgi, éclaté.

Dans Esprit d’hiver, cette technique narrative est poussée à son maximum. On se croirait dans une tragédie grecque qui respecte la règle des trois unités, de temps, de lieu et d’action. Sans dévoiler le contenu du roman, il me semble qu’il faut être au courant de cette manière d’écrire pour pouvoir en apprécier toute la finesse.

Parce qu’en fait, il ne se passe rien…

Noël. Holly se réveille avec la tête un peu lourde d’avoir trop bu la veille et une sorte de sentiment d’urgence : « quelque chose les avait suivis depuis la Russie jusque chez eux » et elle sent qu’il faut qu’elle écrive, qu’elle couche sur le papier cette perception infime qui reste à la limite de sa conscience, alors qu’elle n’a pas ouvert ses carnets depuis bien avant l’arrivée de sa fille à la maison, 13 ans plus tôt. Pourtant, elle n’a pas vraiment le temps d’écrire. Il est tard et sa fille ne l’a pas réveillée, d’ailleurs elle est encore dans son lit. Son mari est parti en catastrophe chercher ses parents à l’aéroport et elle reste à la maison avec Tatiana, et doit se dépêcher de préparer le repas pour leurs invités : des amis proches, un couple collègue de travail d’Éric et toute sa belle-famille. Non pas que cela l’enchante vraiment, mais c’est la tradition. Alors il faut s’y mettre. Elle commence à s’affairer en cuisine, mais sans entrain. Tatiana non plus ne semble pas dans son assiette. Elles sont tendues toutes les deux, c’est comme si une ombre s’était glissée entre elles, créant une distance à peine visible, mais bien réelle.

Et c’est là qu’Holly a commencé à sérieusement m’énerver. J’avais envie de lui botter les fesses ! Mais quelle gourde ! Une heure pour faire cuire un rôti, à rêvasser à l’arrivée de sa fille à la maison, alors que le temps presse, que rien n’est prêt pour le repas ! Les souvenirs en effet affluent dans la tête de cette femme qui semble totalement paumée, se sait plus par quel bout prendre sa journée, ne gère plus rien de constructif. Est-ce la neige qui tombe sans discontinuer et crée une barrière psychologique entre le monde extérieur et le cocon de la maison, est-ce cette fête de la naissance qui remet en mémoire la petite Tatiana bébé ? Cette toute petite fille qu’ils sont allés chercher au bout du monde ou presque, au fin fond de la Sibérie dans un orphelinat sordide (mais ne le sont-ils pas tous ?), ce bébé si joli aux yeux immenses dont ils ont fait connaissance avant d’attendre 3 mois pour aller la chercher définitivement et la ramener chez eux. Cette petite fille sage et silencieuse au teint diaphane qu’elle a aimée comme une folle. Qu’elle aime encore à la folie.

Bien que ça ne soit plus si facile. Tatiana est ado. Tatiana est parfois bizarre. Les relations entre mère et filles ne sont plus aussi simples, plus aussi fluides. Surtout aujourd’hui, en ce jour de Noël où elle va se farcir ses beaux-frères et sa belle-mère qui ne l’aiment pas et le lui font sentir. Elle doit tout faire ici ! Et Tatiana qui ne lève pas le petit doigt pour l’aider, même pas pour répondre au téléphone ! Elle est bizarre, sa fille, aujourd’hui, non ? On sent la mère perdue, dépassée par les évènements. Et le lecteur a tout à la fois envie de la gifler pour qu’elle arrête de ruminer et de la consoler en lui disant que tout va bien. Mais tout va-t-il vraiment bien ? Personnellement, j’avais envie de lui crier de lâcher les baskets de son ado de fille (ou les vieilles chaussures à lacets qui rappellent la Russie et viennent de surgir sans qu’on y prenne garde aux pieds de Tatiana), d’arrêter de lui casser les pieds, de lui ficher la paix. Une mère pareille, mais quelle horreur quand on a 15 ans ! Elle la titille, la suit, l’espionne presque, elle dit noir et voit blanc puis le contraire, bref, elle est vraiment casse-bonbons pour rester polie... Et la fille est étrange, elle aussi. Parfois sans réaction, parfois presque violente. Et cette manie d’apparaitre et de disparaitre comme un fantôme, de se changer 10 fois de suite, ce mutisme ! Ah les ados !

Voilà pour l’ambiance, vous en voulez encore ? Dehors, il neige, il neige, il neige. Les routes sont coupées ; le mari ne rentre pas, car il a dû emmener en urgence ses parents à l’hôpital, sa mère ayant fait un malaise ; les amis annulent ; le téléphone sonne, mais ce sont des appels inconnus ; Tatiana se brûle fortement ; des verres se cassent, comme par magie ; et Holly ressent toujours cette intense sensation qu’il faut qu’elle écrive, qu’elle doit se souvenir de quelque chose (« quelque chose les avait suivis depuis la Russie jusque chez eux »), mais ne trouve pas le temps de le faire ; bref, avec le blizzard monte la sensation de claustrophobie, de malaise, de sentiment diffus qu’il y a un truc qui ne va pas, qui ne colle pas. Holly et Tatiana sont enfermées chez elles et dans ce huis clos, quelque chose rôde…

Ce roman est vraiment étrange. J’étais exaspérée par Holly et l’ai copieusement insultée au fil de ma lecture (gourde étant vraiment un mot gentil) et sa fille m’a énervée aussi. Mais impossible de m’arrêter en chemin, même si je râlais qu’il ne se passait rien sauf les chamailleries des deux et ce déjeuner toujours pas prêt. Parce que justement, « ça » montait. Parce qu’il me fallait savoir ce qui allait sortir de cette ambiance un peu étrange, presque au bord de la folie.

Et puis j’ai été totalement passionnée par tout ce qui touchait à l’adoption de Tatiana, par les descriptions de l’orphelinat, les conditions sanitaires et psychologiques des enfants. On a beau le savoir, avoir vu plusieurs reportages à la télévision, le sujet ne peut que troubler, émouvoir. Et puis on sent bien que cette espèce d’obsession que Holly ressent à retourner dans le passé, à revivre chaque moment de l’adoption de sa fille a quelque chose à voir avec cette histoire, qu’il y a là une clé. Les enfants qui ont connu tout jeune des conditions de vie aussi difficiles ne sont-ils pas traumatisés à vie ? N’ont-ils pas de plus ramené dans leurs gènes quelque tare inconnue, car après tout, on ne sait pas du tout d’où ils viennent, quelle est leur histoire familiale ni génétique ?

Bref, en râlant et pestant, mais malgré tout tenue à ce roman, liée à lui, je l’ai terminée. Et là… C’est en effet dans les toutes dernières pages que vous comprendrez enfin le pourquoi du comment, et bien que ce roman m’ait énervée au plus haut point, je suis ravie de l’avoir lu. Certains penseront « tout ça pour ça », d’autres seront, comme moi, assez abasourdis par le talent de l’auteur. Car au final, on comprend tout, les pièces s’emboitent, comme une évidence. Et qu’on ait aimé ou pas, il est indéniable que Laura Kasichke maitrise vraiment son art du suspense psychologique et des ambiances glauques et malsaines.

Esprit d’hiver de Laura Kasischke (Christian Bourgois), traduit de l’anglais (États-Unis) par Aurélie Tronchet, 294 p., 20 €

Roman lu dans le cadre de l'opération Les matchs de la Rentrée Littéraire de Price Minister. Merci à Olivier !