En contrepoint de sa très riche chronique politique, le monde arabe vit au rythme d’une autre séquence temporelle, sans doute plus lente mais aussi plus régulière, celle des changements dans les mentalités. Au point que des choses, naguère encore proprement indicibles, deviennent désormais “socialement acceptables”.
On s’en rend compte à propos des questions sexuelles sur lesquelles les idées se modifient. Naturellement, chaque société avance à son propre rythme, lequel peut connaître certaines acccélérations, comme dans le cas tunisien où l’on peut penser que la révolution, indépendamment du climat politique d’ensemble, a permis certaines évolutions (voir ces deux billets, sur le mariage coutumier, traditionnel ou non et sur l’affirmation homosexuelle).
Parmi ces signes de changements, la sortie très discutée à l’automne dernier d’un film “pour adultes seulement” du réalisateur égyptien Hani Fawzi, intitulé Secrets de famille (أسرار عائلية : affiches en illustration). Présenté à la censure préalable (une spécificité locale qui date des temps nassériens et qui n’a jamais été supprimée), le scénario avait été accepté à l’époque où les Frères musulmans, sous l’égide de Mohammed Morsi, dirigeaient le pays. Sorti après le renversement… de situation de juillet dernier, le film ne passe pas bien la censure. Présidée par un “homme de l’art” (là encore, une tradition locale), le cinéaste Ahmed Awad, (أحمد عواض) pourtant connu pour être un adversaire de toute interdiction, la commission de censure a en effet demandé au réalisateur, Hani Fawzi (هاني فوزي), de couper plus d’une dizaine de scènes jugées inacceptables au regard de l’état de l’opinion égytienne sur la question des moeurs.
Car Secrets de famille traite ouvertement de l’homosexualité masculine. Même si le “problème” est encore abordé comme une « maladie » dont le personnage central finit par tenter de se “guérir”, le récit, qui s’inspire “d’une histoire réelle”, cherche à présenter au public arabe un autre regard sur un comportement qui n’est plus, comme dans nombre de films du passé, synonyme de déviance inquiétante, ou encore prétexte à plaisanteries faciles. Pour la première fois dans le cinéma arabe, les orientations sexuelles de Marwan, le héros, apparaissent, non pas comme une péripétie secondaire de l’intrigue ou encore comme une allusion plus ou moins discrète à une préférence sexuelle, mais comme le véritable sujet d’un film. A partir des questionnements et même des souffrances d’un jeune homme qui tente de vivre en accord avec ses orientations sexuelles, le réalisateur cherche manifestement à susciter auprès des spectateurs une réflexion sur ces questions.
Apparemment, le film ne trouvera pas son public, en tout cas pas sous la forme qu’avait souhaité lui donner son réalisateur, Hani Fawzi, déjà connu pour J’aime le ciné ! (Bhebb as-sima), un film “scandaleux” sur une famille où se mêlent chrétiens coptes et protestants, et qui avait traité avec son frère Osama sur un autre sujet brûlant, la nudité, dans un film intitulé En couleurs naturelles (Bil-alwan al-tabi’iyya).. De toute manière, dans une Egypte en crise, le public, qui a des préoccupations plus graves en tête, déserte les salles, sauf pour quelques sorties “grand public” dont Ahmed El-Sobki a le secret. Même avortée, cette tentative de Hani Fawzi pour aborder de front une question encore assez largement tabou dans les sociétés arabes attire l’attention et donne à penser que les esprits (des esprits en tout cas) sont prêts au changement même si les temps, eux, ne sont pas encore tout à fait mûrs pour cela.
La difficile sortie d’Secrets de famille a intéressé la presse arabe qui en a profité, dans certains cas, pour passer en revue les films qui ont évoqué, plus ou moins explicitement, la question homosexuelle et qui, pour cette raison, sont “déconseillés à un public jeune” ! Le plus célèbre d’entre eux est certainement L’immeuble Yacoubian (عمارة يعقوبيان), de Marwan Hamed, en 2006, avec notamment le personnage du journaliste Hatem Rashid qui drague un policier (et qui connaîtra un destin funeste). Néanmoins, l’incontournable référence demeure Les bains de Malatili (حمام الملاطيلي), réalisé en 1973 par le cinéaste réaliste Salah Abou Seif. Un film considéré comme torride dans lequel le jeune héros de l’histoire se fait draguer par un homo. Le même Salah Abou Seif était déjà l’auteur, bien des années avant (1958), de Route barrée (طريق مسدود), oeuvre qui traitait, de manière allusive, de l’homosexualité féminine (avec la grande Faten Hamama, d’après un roman d’Ihsan Abdel-Qouddous).Evoquée il est vrai sur le mode allusif, l’homosexualité est bien présente dans le cinéma arabe (ou plutôt égyptien) : Samir Seif réalise ainsi, en 1976, Une chatte sur le feu (قطة على نار ), d’après la pièce de Tennessee Williams, ou bien encore en 1999 (mais le film ne sortira qu’en 2003), La queue du poisson (ديل السمكة), une comédie où le personnage principal a également une liaison homosexuelle. Bien entendu, on pense aussi aux films, largement autobiographiques, de Youssef Chahine, avec la thématique récurrente des relations passionnelles entre un réalisateur et son acteur fétiche (notamment, en 1990, Alexandrie, encore et toujours : إسكندرية كمان وكمان). Dès son premier film en 1988 (Vol d’été : سرقات صيفية), son disciple, Yusri Nasrallah, évoque à son tour la question homosexuelle mais son oeuvre la plus brûlante restera sans doute Mercedes (sorti en 1993), avec la comédienne Yousra qui incarne le personnage d’une femme libre de toute entrave sociale (et dont un des frères est ouvertement homosexuel).
Toujours davantage présente, l’homosexualité n’est pas seulement masculine comme on l’a vu avec Route barrée de Salah Abou Seif réalisé en 1958. Mais plus encore que pour les hommes, les liaisons entre femmes sont traitées sous un jour dépréciatif, à travers la peinture du monde de la prostitution. Amie de l’héroïne, prostituée au grand coeur, la lesbienne fait rire comme dans Impasse de la passion (درب الهوى), un film réalisé en 1983 par Hossam Eddine Mostefa et resté longtemps interdit, ou bien encore La danseuse et le politique (الراقصة والسياسي), un film réalisé en 1990 par Samir Seif, déjà évoqué. Ou alors, elle est dangereuse avec la figure caricaturale de l’espionne aux moeurs bizarres comme dans La montée vers le précipice (الصعود إلى الهاوية) de Kamal al-Cheikh (1978). Tout récemment encore, l’allusion à d’une relation sexuelle entre deux femmes – Un moment de bonheur (حين ميسرة), mentionné dans cet ancien billet – ne sort guère de ce schéma : deux femmes qui s’aiment, c’est tout de même le signe que quelque chose ne tourne pas rond !
Pour compléter ce billet, les liens vers quelques-uns des articles consultés : celui
d’Al-Akhbar, celui d’Al-Yom al-sabee et celui du site islam-online, sans oublier la vidéo de Secrets de famille, assez larmoyant apparemment…