Trafic de cigarettes en direction de l’Europe, prise d’otages massive sur le site gazier d’In-Anemas dans le Sud-est algérien, derrière ces deux modes d’actions différents, un seul homme : Mokhtar Belmokthar alias «Mister Marlboro». Est-ce le trafic qui permet de financer l’action terroriste ? Ou est-ce le terrorisme qui favorise le trafic sans risque dans la région ? À qui le crime profite dans « l’océan sahélien (1) » ?
Reliant la côte mauritanienne à la côte soudanaise, la bande sahélienne traverse 8 pays (Sénégal, Mauritanie, Mali, Burkina Faso, Niger, Nigeria, Tchad et Soudan) tout en y mêlant 3 autres (Maroc, Algérie et Libye). L’étude suivante portera exclusivement sur la zone ouest du Sahel.
L’hypothèse d’une collusion de circonstance entre bandes criminelles et groupes terroristes semble se vérifier. Les uns acheminent et revendent sous la protection des autres en contrepartie d’un financement discret et indirect mais néanmoins important de leurs actions.
Le Sahel, véritable hub des trafics :
Le Sahel est depuis toujours une zone favorable au développement des trafics quel qu’ils soient. C’est sans aucun doute une interface commerciale entre la Méditerranée, et par conséquence l’Europe, et le « bled es soudan », c’est-à-dire l’Afrique noire (2). Se rendre de l’Atlantique à la Mer rouge sans rencontrer un seul poste frontière ni force étatique est relativement simple.
Le Groupe d’action financière (GAFI) et son antenne locale pour l’Afrique de l’Ouest, le GIABA (3) soulignent par ailleurs que l’ensemble des activités illicites sont largement favorisées par le caractère informel de l’économie de l’Afrique de l’Ouest. L’absence ou l’obsolescence des moyens de lutte contre le blanchiment d’argent (LBC) et le financement du terrorisme (FT) permettent aux criminels de s’affranchir du système financier formel. Le détournement de la pratique de l’hawala (4) au profit du FT en est un exemple (5).
De plus l’instabilité sécuritaire semble caractériser cet « océan » depuis 2008. Trafiquants et terroristes auraient ainsi développé une synergie dans leurs activités illégales. Une analyse récente de la DEA (6) montre que 60% des groupes terroristes auraient des liens étroits avec les trafiquants de drogues (7). S’il est encore délicat de dresser un état des lieux précis des liens réels existant entre les différents acteurs locaux, le schéma proposé par le blogueur Abou Djaffar (8) en fournit une première approche. Ce que confirme M. Pierre Lapaque, directeur de l’ONUDC (9) pour l’Afrique de l’Ouest : « la criminalité transnationale organisée a une approche commerciale (…) les trafiquants sont en quête des meilleures routes : celles où leur jeu d’influences leur permettent de circuler librement ».
Bilan et analyse des activités criminelles :
L’ONUDC présente dans ses rapports annuels l’ensemble des trafics illicites. Les dernières études tendent à démontrer que si le trafic de cocaïne semble baisser, celui de la méthamphétamine et autres drogues de synthèses s’accroit invariablement depuis 2007. De plus la fin de l’ère Kadhafi en Libye a ouvert de nouvelles routes permettant d’acheminer drogues, cigarettes, matières premières, ou êtres humains plus vite et moins cher. Le gain estimé pour les trafiquants serait de plusieurs dizaines de millions d’euros par an (10).
- Concernant le trafic de drogue, l’épisode « Air cocaïne » du mois de novembre 2009 au nord Mali est révélateur de l’importance de la région dans le trafic de drogue entre l’Amérique du sud et l’Europe. Les cartels colombiens utiliseraient désormais la « Highway 10 » (le 10ème parallèle) pour achalander le 2e marché de consommateurs mondial (11) estimé à 33 milliards USD en 2012 (12). Cependant si en 2007 ce trafic représentait 47 tonnes, il est évalué en 2009 à 21tonnes soit 900 millions USD. Les dernières évaluations fiables confirment la baisse de volume, estimé à 18 tonnes, mais signalent aussi une réelle augmentation du flux financier puisqu’il s’élèverait à 1,25 milliards USD (13). Le bénéfice de ce trafic s’élèverait pour la même période à 900 millions d’euros, dont 400 auraient été blanchis et dépensés sur place. À titre de comparaison, le budget de la Guinée-Bissau était de 177 millions d’euros sur la même période (14)!
- Le trafic de méthamphétamine et des drogues de synthèses est actuellement en forte croissance. 10% des produits pharmaceutiques contrefaits transitent par le Sahel. L’ensemble des trafics de drogue de substitution représentait un gain d’environ 250 millions USD en 2010. Le Nigeria étant le premier producteur régional de méthamphétamine (13).
- Les matières premières (cacao, diamants, café et pétrole) ne sont pas exclues des trafics et réseaux de financement des bandes criminelles. Ce trafic semble bénéficier largement du non-respect des standards internationaux en matière de LBC fixés par le GAFI. Le trafic de cigarettes représente quant à lui plusieurs centaines de millions d’euros par an. L’actualité récente a parfaitement démontré la collusion existante entre simple trafiquant et groupe terroriste.
- Le trafic d’êtres humains s’avère très lucratif pour la criminalité transnationale. L’esclavagisme sexuel en direction de l’Europe concerne chaque année environ 5000 femmes et 200 millions USD de recette. L’immigration illégale représente quant à elle environ 9% du total de l’immigration illégale pour près de 155 millions USD de revenus (15) (évaluation 2010). Bien que ce « secteur » semble être pénalisé par l’intervention militaire au Sahel, il reste très lucratif pour les passeurs puisqu’un passage entre Yaoundé et la France est estimé à 30 000 euros (10).
- La prise d’otage reste sans aucun doute l’activité qui symbolise la synergie entre les criminels et les groupes terroristes. Les rançons versées permettent de financer rapidement les acteurs locaux dont les différentes branches d’AQ-MI. L’argent pouvant être alors directement réinvestit dans l’achat d’armements (souvent en provenance des stocks libyens). Ainsi depuis 2009, l’apport des rançons aux différents groupes terroristes est estimé à 69 millions USD (16). Entre décembre 2008 et avril 2012, 36 personnes ont été prises en otages (17). Peu de pays occidentaux refusent de payer les rançons. La France fut dénoncée en février 2013 pour avoir versé indirectement une rançon d’environ 17 millions USD (18).
Ainsi avec plus de 2 milliards USD de recettes par an, soit l’équivalent du PNB de Djibouti, la maîtrise des trafics régionaux attire la convoitise de nombreuses organisations criminelles et terroristes. Il y a donc nécessairement une certaine synergie qui se développe au Sahel entre trafiquants et criminels. Et les groupes terroristes ne sont pas à une contradiction près. AQ-MI et ses groupes « franchisés » financent ainsi leurs activités en proposant et en offrant aux trafiquants une certaine sécurité, prélevant une dîme sur les convois qui traversent leur territoire. Leur maîtrise des routes à travers le Sahel jusqu’aux rives méditerranéennes de Cyrénaïque facilite ce partenariat entre criminels et groupes armés non étatique. Il n’y aurait ainsi pas d’enrichissement personnel de la part d’AQ-MI, mais seulement la volonté d’être suffisamment fort pour contrôler le Sahel (19).
Cependant l’intervention française au Mali en janvier 2013 a largement infléchit les profits issus des trafics. La focalisation de la communauté internationale sur « l’océan sahélien » a montré si besoin était qu’une véritable action des États en matière de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme peut porter rapidement ses fruits (20).
Bertrand Laumondais
- Expression employée par M. Mehdi Taje, géopoliticien et chargé d’études africaines à l’École militaire.
- http://www.ifri.org/downloads/noteocpjlpeduzzi.pdf+&cd=17&hl=fr&ct=clnk
- Inter-Governmental Action Group against Money Laundering in West Africa
- Système traditionnel de paiement informel distribué, http://fr.wikipedia.org/wiki/Hawala
- Rapport annuel du GIABA, 2012, http://www.giaba.org/reports/annual/reports.html
- Drug enforcement administration
- Abdelkader ABDERRAHMANE, The Sahel: A Crossroads between Criminality and Terrorism, Actuelles de l’Ifri, 10 octobre 2012, ISBN : 978-2-36567-086-9
- http://aboudjaffar.blog.lemonde.fr/
- Office des Nations unies contre la Drogue et le Crime (http://www.unodc.org/unodc/fr/index.html)
- Samuel LAURENT, SAHELISTAN, éd. du Seuil, mai 2013, ISBN-13: 978-2021113358
- Rapport de l’Assemblée Nationale du 6 mars 2012, http://www.assemblee-nationale.fr/13/rap-info/i4431.asp, et du Sénat, http://www.senat.fr/rap/r12-720/r12-72010.html
- Anne Frintz, Trafic de cocaïne, une pièce négligée du puzzle sahélien, février 2013, Manière de voir – le Monde diplomatique n°130, août-septembre 2013.
- Rapport annuel de l’ONUDC, février 2013, http://www.unodc.org/unodc/en/about-unodc/annual-report.html
- http://www.cartografareilpresente.org/article571.html
- Rapport du Secrétaire général sur la criminalité transnationale organisée et le trafic de drogue en Afrique de l’Ouest et dans la région du Sahel, S/2013/359, 17 juin 2013
- http://www.globalsecurity.org/security/library/news/2010/10/sec-101007-irin01.html
- Terrorismes, guérillas, stratégie et autres activités humaines, 18 avril 2012 http://aboudjaffar.blog.lemonde.fr/ « It’s just time to pay the price_For not listening to advice » (« Policy of truth », Depeche Mode), Terrorismes, guérillas, stratégie et autres activités humaines, 18 avril 2012
- http://www.afriquedemocratie.net/mali-la-france-prise-la-main-dans-le-sac.html
- Directives générales relatives au projet islamique jihadiste de l’Azawad, 20 juillet 2012 http://www.scribd.com/fullscreen/173881393?access_key=key-792rp0nfqx4y4u57z6p&allow_share=false&show_recommendations=false&view_mode=scroll
- Walter Kemp, mars 2012, http://www.theglobalobservatory.org/analysis/231-as-crime-in-west-africa-spreads-response-requires-regional-cooperation.html