« L'appareil photo autour du cou, je les regarde errer
derrière la cataracte qui voile leurs cerveaux. Douze ans, parfois moins, ils
ont l'œil vitreux des vieux, ils ont vécu, c'est-à-dire assez souffert, ne
veulent plus voir ni être vus. Autour de leurs bouches les sacs plastiques
gonflent, rond, laiteux dans la lumière des phares, les halos des lampadaires,
puis se rétractent, vides, réduits à une peau qu'un coup d'ongle suffirait à
percer comme les mauvais préservatifs qu'on leur glisse dans la main, une fois
la pochette déchirée d'un coup de dents et recrachée par terre, pour qu'ils la
déroulent sur le sexe en érection d'un homme dont ils ont déjà oublié le
visage, passant, chauffeur de taxi, client d'un hôtel, d'ici ou d'ailleurs un
sexe en latex couleur blanc d'œuf, et eux ce plastique blanc d'œuf collé au
visage. »
Manille. Les enfants des rues. La colle comme seule
échappatoire. Les sacs dans lesquels ils respirent les vapeurs de benzène et
d’acétone ressemblent à une méduse collée à leurs lèvres. « Et quand
l’effet s’estompe, leur cerveau se disloque et leur corps se déchire, à
l’intérieur, poumons, estomac, bronches, muscles, réseaux de nerfs à vif
lentement sciés par le poison. » Ils ne leur reste que peu de temps mais
en attendant « ils vivent, et n’imaginez pas que le mot sonne faux,
monstrueux car ils vivent, dans cette petite mort leur cœur bat fort, ils ne se
jettent pas sous les roues des voitures, ne se laissent pas couler dans l’eau
noire du port, ne sautent pas des remparts de la vieille ville pour s’écraser
quinze mètres plus bas [...] Ils effacent le monde, ils sont plus forts que lui ;
le sac de colle bouffe le réel, le réel c’est quand ils veulent. Ils décident.
Ils sont vivants. »
En à peine 40 pages Valentine Goby déroule quelques instantanés
saisissants. Autant de photographies qui vous sautent à la gorge. Toujours sans
misérabilisme, sans pathos malvenu. Les enfants de Manille prennent forme et
vous serrent les tripes. L’image de la fillette de huit ans jouant avec une
poupée le nez collé à son sac va me poursuivre longtemps. Peut-être parce que
j’ai moi-même une fille de huit ans à la maison mais ça va au-delà de mes
petites considérations personnelles. Parce l’auteure de Kinderzimmer a su
mettre en mots l’innommable et que c’est une fois encore un petit miracle
d’écriture.
Méduses de Valentine Goby (dessins de FX Goby). Éditions
Jérôme Million, 2010. 40 pages. 7,10 euros.