Dans le panorama du cinéma français, il personnifiait l’anti Nouvelle Vague, celle que Michel Audiard qualifiait férocement de « plus vague que nouvelle ». Peu de réalisateurs auront accumulé autant de films à succès, des longs métrages populaires, divertissants ou parfois plus sombres (Mort d’un pourri, sorti en 1977, se rapproche ainsi des films politiques d’Yves Boisset). Dans les années 1960-1970, provoquer le rire ou remplir les salles signifiait immanquablement s’attirer l’ire d’une critique élitiste qui préférait se pâmer devant des productions confidentielles et soporifiques, idéalement tournées (forçons le trait) en version originale coréenne sous-titrée en kikouyou.
Celles de Georges Lautner reposaient sur d’autres critères : si les scenarii auxquels il participait souvent manquaient parfois de substance, voire de cohérence - songeons aux Barbouzes (1964) à L’Œil du Monocle (1962) ou au Guignolo (1980) - cette faiblesse se trouvait compensée par la présence d’une distribution brillante qui constituait ce qu’il faut bien appeler la joyeuse « Bande à Lautner » : Paul Meurice, Lino Ventura, Francis Blanche, Bernard Blier, Mireille Darc, Jean Lefebvre, Louis de Funès, Jean-Paul Belmondo et quelques autres, comme Jean Gabin et Alain Delon. Le réalisateur savait en outre, avec une égale justesse, choisir soigneusement ses seconds rôles, qui avaient pour nom Noël Roquevert, Robert Dalban ou Michel Constantin.
Le cinéma de Georges Lautner répondait aussi à un autre angle d’approche, celui de la parodie ; ainsi, la trilogie des Monocle et Les Barbouzes reprenaient-ils, en les détournant sur un mode humoristique, voire loufoque, les codes habituels des films d’espionnage à une époque où ils se multipliaient sur les écrans ; ainsi, Les Tontons flingueurs, Ne nous fâchons pas (1966) ou Fleur d’oseille (1967) parodiaient-ils les polars - un genre sérieux que le metteur en scène ne négligeait pas pour autant en tournant Le Pacha (1968), Le Professionnel (1981) ou, sur un ton plus léger, Flic ou voyou (1979).
Enfin, ultime secret de fabrication, les dialogues de ses films étaient la plupart du temps finement ciselés, notamment par le maître incontesté du genre dans la seconde moitié du XXe siècle, Michel Audiard.
Il en résultait, à quelques exceptions près, des succès populaires dont Les Tontons flingueurs offre l’exemple le plus saisissant. Il fallait assister, samedi 9 novembre dernier, à l’exceptionnelle projection du long métrage sur grand écran au cinéma Bonne Garde de Nantes, en présence de Maurice Fellous, de Venantino Venantini et de la famille de Michel Audiard pour en prendre la mesure.
Moment fort des cérémonies du cinquantenaire de ce film, organisées avec passion par Al Padchenou, le saxophoniste du groupe Lulu la Nantaise et son équipe, cet événement réunissait, dans une salle archicomble, un public à la fois recueilli et enthousiaste, toutes générations confondues. Il n’est guère fréquent, dans les salles, de voir une succession de scènes mythiques applaudies en cours de projection ; il est encore plus rare d’entendre les spectateurs citer de mémoire les répliques cultes avant même que les acteurs ne les aient prononcées. Le cinéma de Lautner, populaire, drôle et, contrairement à ce que la critique a longtemps prétendu, dénué de vulgarité, reflète son époque sans pour autant être daté ; il s’inscrit désormais dans le patrimoine culturel.
Si ceux qui regrettent de l’avoir vu discrètement rejoindre ses principaux interprètes avant la date anniversaire de première la sortie des Tontons (le 27 novembre) et qui apprécient son œuvre avaient un dernier mot amical à lui glisser, ils l’emprunteraient sans doute à Lino Ventura dans Ne nous fâchons pas : « j’critique pas le côté farce, mais pour le fair-play, y’aurait quand même à dire. »
Illustration : Georges Lautner, photo d.r.