Les Kel tagelmust - Les Touaregs, Portrait en fragments - H. Claudot-Hawad

Jeune garçon, Aïr   photo H. Claudot-Hawad

« Chaque fois qu'il retirait sa main du corps de l'animal, il la passait sur sa barbe et, interrogé par les Arabes au sujet de ce geste, il répondit : " Cela fait du bien aux poils ". Un de leurs vieillards, qui entendait ces paroles, les avertit que c’était une menace de la part du Berbère.»

Ibn Khaldoun, 1925/1956  

Koceila - biographie

Faute d'avoir compris l'avertissement de Koseila, héros incarnant la résistance berbère contre l'invasion musulmane, le chef des Arabes, Oqba ben Naffa, périt quelques instants plus tard de la main même qui avait esquissé ce geste à son encontre.

Des siècles ont passé depuis cet affrontement. Pourtant, aujourd'hui, toute personne de culture berbère, sans limite de pays, identifierait aisément ce mouvement du corps dont la signification, plus fidèle que celle de bien des mots, à traversé le temps sans faiblir.

Chez les Touaregs qui ont le visage masqué, ce signe s'accomplit par-dessus le voile. Dans cette société ou les expressions faciales des hommes sont dissimulées sous une étoffe, la manifestation de l'humeur, de la bienséance et de l'honneur est étroitement liée à la manière de se draper et de porter le turban.

De même, des significations variées sont impliquées par les façons diverses de mettre le voile de tête pour les femmes.

Précise et subtile, cette gestuelle dont la sémantique n'a fait jusqu'ici l'objet d'aucune étude systématique, est un code expressif complexe.

photo   Le Clézio - désert

RENAISSANCE VOILÉE

Le port du voile intervient chez les Touaregs après la puberté, quand le jeune homme est jugé apte à tenir son rang d'adulte et qu'il le prouve en endurant certaines épreuves. Les franchir correspond à «piller dans l'honneur» son voile, c'est-à-dire à le mériter et à l'accaparer légitimement. Entre autres qualités, les jeunes gens doivent démontrer leurs capacités de guerriers, non seulement habiles au jeu des armes mais sachant également respecter les lois de l'affrontement. Pour faire leurs preuves, ils participaient autrefois à un combat, le front ceint d'un bandeau blanc qui signalait leur qualité de novice et engageait l'adversaire à épargner leur vie. Une autre condition pour être un homme accompli est d'affronter l'essuf *, c'est-à-dire le monde de l'extérieur.

*essouf : espace non domestique que fréquentent seulement les animaux sauvages et les créatures qui ne sont pas humaines.

Résistance psychologique, endurance physique, faculté d'orientation, connaissances écologiques et géographiques sont largement mises à contribution dans cette épreuve. Le jeune homme, chargé de ses armes, de la selle de sa monture, de provisions en eau et en vivres pour quelques jours, doit remonter les traces d'un chameau parti depuis trois jours du campement jusqu'à ce qu'il le retrouve et l'attrape, sans avoir déposé ou abandonné ses bagages. II dormira alors une nuit au moins dans l'essuf, résistant grâce à sa culture et à sa connaissance, à ce monde de l'étrangeté et de la solitude.

Quand il revient, une assemblée se réunit ou un sage est désigné pour le voiler cérémonieusement. Les paroles prononcées à cette occasion rappellent les exigences de l'honneur et le poids du turban qui le symbolise.

Que les invocations, selon les groupements, soient religieuses ou profanes ne change en rien la sacralisation du port du turban dans l'échelle des valeurs guerrières. Une fois coiffé du turban, le nouvel enturbanné doit le garder une semaine complète sans l'enlever ni le jour ni la nuit, en restant de préférence immobile et silencieux, assis à l'abri d'une tente. En effet, comme l'enfant qui vient de naître, comme le marié qui entre dans une nouvelle tente, celle de son épouse, ou comme le chef qui vient d'être investi de ses fonctions, l'adolescent, à peine sorti de l'enfance et non intégré encore au monde des adultes, est dans une période de transition avant que la société ne l'assimile dans son nouveau statut.

photo H. Claudot-Hawad

Ainsi, le voile masculin (tagelmust), associé au port des armes, à la mise en oeuvre de l'honneur guerrier, à la fréquentation des joutes oratoires et des cours d'amour consacre-t-il le passage à l'état adulte.

Un homme ne quittera ce vêtement que dans des circonstances où ni son honneur, ni sa vie ne peuvent être menacés, c'est-a-dire uniquement dans sa famille proche, avec son épouse ou des amis intimes. avec lesquels des relations d'affection et de familiarité ont libre cours. Hors de chez lui, jamais un Touareg ne dormira sans son turban, de peur d’être surpris dénudé.

préparation du voile

L'ARCHITECTURE DU VOILE

Le voile, appelé tagelmust, est constitué dans la bonne tradition de fines bandelettes imprégnées d'indigo et cousues entre elles dans le sens de la longueur. Cette étoffe brillante (alesho) qui bleuit la peau est l'oeuvre des teinturiers de Kura près de Kano. Une fois la tagelmust installée, elle peut être ornée ou renforcée d'une mousseline blanche autrefois importée d'Inde, de rubans de couleur en soie ou en coton et de bijoux d'argent ou de cuivre (tira n azeruf, tadebanat). Depuis un siècle environ, le commerce européen a introduit massivement des cotonnades de couleur blanche ou noire (eshesh) qui se substituent dans les milieux pauvres ou appauvris aux pièces d'indigo dont le coût est élevé. Le voile peut avoir entre deux mètres cinquante et quinze mètres de long, selon les moyens de la personne et la mode suivie. Trois composantes organiques dont la forme et la présentation feront sens sont à distinguer dans la charpente du voile.

1° La partie supérieure qui le cas échéant peut couvrir le front, les tempes, les oreilles, les sourcils et les yeux, est appelée amawal, c'est-a-dire la « garde », le « gardien » ou le  «protecteur ». On considèree qu'elle protègee l'honneur personnel de l'individu.

2° Temedert, la « retenue », correspond au bas du turban qui selon les circonstances recouvre le nez, la bouche, les joues et le menton. Cette appellation provient de emeder désignant une technique qui consiste à lier ensemble le cou et le genou d'un animal pour l'entraver, l’empêcher de fuir, le retenir. Temedert signifie « ce qui retient, ce qui entrave ce qui oblige à la mesure et à la réserve». Cette barrière canalise l'honneur collectif que tout individu tient de son rang, de sa famille de son clan, de sa confédération.

3° Enfin,tabezt, la «poignée», de la racine ebaz(saisir, attraper), est le nom attribué à la partie arrière du turban qui, lorsqu'on la tire, sert à resserrer la « retenue » (temedert).

LES GESTES

La signification des signes gestuels associés au voile renvoie de la même façon au code de l'honneur guerrier, en traduisant par de: réactions codées les différents paliers de la dignité bien portée, affichée, interpellée, alertée, provoquée, froissée ...

Si l'honneur est menacé par une attitude ou des propos contraires à la bienséance et tenus en présence de la personne concernée, sa première réaction sera de ramener immédiatement la «retenue» vers le haut, au-dessus des narines et de la pointe du nez isemeder, c'est-a-dire «il met la retenue», expression désignant toutes les gradations de la remontée du voile jusqu’à sa position finale sur la racine du nez. Ce geste signale la réserve et la distance que le sujet établit par rapport à ces débordements dont il est le spectateur et auxquels lui-même refuse de participer. De même, l’arrivée d'un pair, c'est-a-dire d'un rival d'honneur qui engage à démontrer et mettre en scène sa propre noblesse, provoque un réflexe identique. En présence des femmes, qui jugent et récompensent l'honneur guerrier, remonter la «retenue» est une exigence incontournable.

photo Assarid Ilias

Au cours des cinquante dernières années, ont fleuri de nouvelles manières de porter le voile qui entretiennent un rapport plus lointain avec l'honneur guerrier. A moins qu'il ne faille les interpréter précisément comme l'expression de la défaite présente de la société touarègue qui a perdu ses fonctions dirigeantes et n'est plus maîtresse de son devenir dans les États-nations où elle se trouve écartelée. En rupture avec le turban exprimant l'honneur guerrier ancien, le voilement des fellaga, c'est-à-dire des «revoltés» . implique une démarcation avec les valeurs de la société et ses contrats moraux. Cette coiffure peut être adoptée pour affronter ce qui n'est pas honorable. L’étoffe est enroulée anarchiquement autour du front et couvre également le bas du visage, mais sans respecter la structure traditionnelle de la tagelmust à trois pans mobiles.

Sahara fragile

Ce drapage du turban est celui du pillard qui accomplit un coup bas. II est souvent emprunt& par les ishumar (du mot français chômeur, désignant les jeunes gens partis vers le Nord en quête de travail) en rébellion non seulement contre le système étatique mais parfois aussi contre la stagnation de leur société. En 1963, enfin, c'est enturbannés de cette façon que les revoltés de l'Adrar ont pillé des troupeaux pour acheter des armes et qu'ils se sont soulevés contre l’État malien.

Enfin symbole de la défaite ou de la détresse, le turban autour du cou (tagelmust tat iri) peut aujourd'hui être porté également dans une situation détendue par des jeunes gens qui se sentent libres de leurs manières.

Le respect comme la transgression de ces codes gestuels et vestimentaires renseignent autant sur le système des valeurs auquel ils correspondent que sur son évolution. L’étude de ces pratiques tangibles donne non seulement un éclairage sur les règles abstraites de l'étiquette, mais aussi sur la représentation de l'ordre social, l'organisation pyramidale de la société dirigée par les guerriers, enfin la conception de l'univers ou les hommes, entourés de dangers, tracent leur parcours. Aussi concrétes et pragmatiques que soient les variations du drapé ou les attitudes liées au voilement, leur articulation logique et leur intelligibilité apparaissent, dans cette étude, au niveau symbolique.

Contrairement a ce que l'on pourrait à priori imaginer, le voilement qui confisque au regard d'autrui des éléments expressifs du visage, n'a pas simplement une conséquence privative. S'il retranche à la communication non verbale certains supports usuels de signes ou de signaux (comme le regard, le sourire...), il crée en même temps de nouveaux moyens d'expression, complexes et originaux, traduisant une gamme de significations essentielles dans l'appréhension du monde par les Touaregs.

Hélène Claudot-Hawad

Les Touaregs, Portrait en fragments

taguelmoust  La Rahia