6 Narni : Le pont antique en vue de derrière

Publié le 23 novembre 2013 par Albrecht

Ce point de vue permet de montrer à l’arrière-plan l’abbaye de San Cassiano, introduisant une nouvelle thématique : celle du sanctuaire chrétien confronté au monument païen. Les artistes vont-ils exploiter ce thème dans le sens de la victoire du nouveau culte, ou de la  nostalgie de l’ancien ?

Le pont de Narni

Richard Wilson, vers 1752, Plymouth City Council

Lorsque cette face du pont est  à contrejour, c’est que nous sommes  au soleil couchant : voir l’ombre allongée du pin parasol, dans le rayon qui traverse l’arche.

L’eau est parfaitement calme, les reflets impeccables allongent les piles, une barque sans sillage passe sous l’arche  absente, accentuant le gigantisme des vestiges.

Le monastère est réduit à une ombre minuscule sur la colline cadrée par l’arche : ce pourrait tout aussi bien être un arbre ou un rocher.

Wilson pousse le classicisme jusqu’à éliminer la présence chrétienne

et à utiliser le soleil couchant caressant les ruines géantes,

comme une métaphore de l’empire disparu.

Le pont de Narni

1793, gravure de Landseer, dessin de Smith

Contraste frappant avec cette gravure de Landseer, qui nous montre également le pont à contrejour, mais avec une intention inverse.

Les flots sont tumultueux, des bossages hostiles hérissent les piles, la ruine surgit d’une masse informe de rocs et de branchages.

En contraste, le bâtiment blanc et  net du monastère introduit dans ce paysage tourmenté sa note d’ordre et de paix.

Nous voici dans une ambiance de roman gothique :

ruines dangereuses perdues dans la nature et monastères-refuges.

Le pont de Narni

1819, gravure de Middiman, dessin de Turner

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Retour au calme avec cette gravure tirée d’un des croquis faits sur le site par Turner. Le pont est toujours à contrejour, mais le remous s’est assagi, les reflets sont  revenus, les bossages se sont policés.

Pas d’opposition entre le monastère et le pont, mais une complémentarité tout italienne. A l’ombre des ruines et sous le patronage de l’Eglise, un chevrier couché par terre  tient ses biques à l’oeil tandis que, de l’autre côté du fleuve, une femme étend sa lessive sur les rochers.

Dans ce monde christianisé (et même puritanisé, s’agissant d’une gravure anglaise),

l’absence de pont sépare avec bonheur les désirs  cornus et les linges blancs.

Le pont de Narni

Jean Thomas Thibault, vers 1790, aquarelle

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Magnifique ciel d’orage pour cette aquarelle de Jean Thomas Thibault, qui contraste avec le ciel clair de la vue de face (voir 2 Ponts de Narni : vue de face).

Les ocres chauds de la pierre et de la terre contrastent admirablement avec le gris de la rivière et du ciel :

la Nera, presque à sec, a partie liée avec l’orage qui va bientôt éclater, dans cette lutte millénaire entre le fleuve et le pont.

Le pont de Narni

1826, gravure de Pic De Leopol, dessin de Coignet



L’arche unique

Avec cette gravure, retour au romantisme et à la mixité : un  vacher et deux lavandières partagent la même coin de rive, au pied de la pile.  D’ailleurs le fleuve a disparu et le pont, réduit à son arche, devient un symbole d’union et non plus de séparation.


Une lumière théâtrale

Sous ce ciel sombre, dans ce paysage de rocs aigus et de montagnes abruptes, deux spots de lumière blanche frappent la pile et le monastère, unifiant les deux édifices (remarquons que c’est topographiquement impossible, cette face du pont est exposée Nord Est, donc jamais sous une lumière directe).

On peut imaginer deux lectures contradictoires, dans cette période de la Restauration  où le retour en force de l’Eglise n’a pas amolli chez tous les Français la fibre révolutionnaire.

  • Le bien-pensant verra dans cette lumière unique la bénédiction de Dieu qui, dans ce monde tourmenté, inonde identiquement les  moines qui le célèbrent par leurs prières et les simples qui le célèbrent par leurs actes
  • Le libre penseur se dira que, décidément,  rien ne vaut un vieux pont païen  pour conter fleurette aux filles, à l’abri de l’oeil des curés.

Le pont de Narni

1830, lithographie de Redaway, dessin de Prout

Le point de vue s’est légèrement déplacé, depuis la rive gauche vers l’axe du fleuve : du coup, le monastère est sorti de son arche pour trôner au centre de la composition.

Même technique que dans la gravure française, mettre en valeur par la lumière  les éléments principaux : le pont, le monastère et les trois personnages (deux lavandières et une porteuse d’eau). Sinon que la lumière ne provient pas de trouées dans un ciel d’orage, mais du soleil qui se couche sur la gauche en projetant des ombres longues.

L’ordre moral est restauré : pas l’ombre d’un pâtre dans le paysage !

Le pont de Narni

1840, gravure de Bichebois, dessin de Chapuy

Un remake français du précédent, mais vu d’un peu plus loin. Le monastère réduit à un rôle secondaire, le fleuve élargi, les personnages miniaturisés sur la rive gauche :  tout concourt à recentrer l’intérêt sur le sujet unique : le pont.

Le pont de Narni

1848, gravure de Amici, dessin de Thuillier

Poursuite du travelling latéral vers la droite, et minimisation concomitante du monastère  : il semble que, passé 1830, le thème de la coexistence de l’église et de la ruine et le message moral à en tirer, aient  été épuisés par les artistes ; et que  la recherche de renouvellement se soit limitée à déplacer le point de vue.

Le pont de Narni

1895, gravure de Barberis

Nous voici ici dans la représentation purement photographique : pour la première fois, le nombre des bossages est exact.


Avis aux artistes : le nouveau pont routier, qui a été construit entre la ruine et l’abbaye, attend encore son interprétation picturale…