Ce point de vue permet de montrer à l’arrière-plan l’abbaye de San Cassiano, introduisant une nouvelle thématique : celle du sanctuaire chrétien confronté au monument païen. Les artistes vont-ils exploiter ce thème dans le sens de la victoire du nouveau culte, ou de la nostalgie de l’ancien ?
Le pont de Narni
Richard Wilson, vers 1752, Plymouth City Council
Lorsque cette face du pont est à contrejour, c’est que nous sommes au soleil couchant : voir l’ombre allongée du pin parasol, dans le rayon qui traverse l’arche.
L’eau est parfaitement calme, les reflets impeccables allongent les piles, une barque sans sillage passe sous l’arche absente, accentuant le gigantisme des vestiges.
Le monastère est réduit à une ombre minuscule sur la colline cadrée par l’arche : ce pourrait tout aussi bien être un arbre ou un rocher.
Wilson pousse le classicisme jusqu’à éliminer la présence chrétienne
et à utiliser le soleil couchant caressant les ruines géantes,
comme une métaphore de l’empire disparu.
Le pont de Narni
1793, gravure de Landseer, dessin de Smith
Contraste frappant avec cette gravure de Landseer, qui nous montre également le pont à contrejour, mais avec une intention inverse.
Les flots sont tumultueux, des bossages hostiles hérissent les piles, la ruine surgit d’une masse informe de rocs et de branchages.
En contraste, le bâtiment blanc et net du monastère introduit dans ce paysage tourmenté sa note d’ordre et de paix.
Nous voici dans une ambiance de roman gothique :
ruines dangereuses perdues dans la nature et monastères-refuges.
Le pont de Narni
1819, gravure de Middiman, dessin de Turner
Cliquer pour agrandir
Retour au calme avec cette gravure tirée d’un des croquis faits sur le site par Turner. Le pont est toujours à contrejour, mais le remous s’est assagi, les reflets sont revenus, les bossages se sont policés.
Pas d’opposition entre le monastère et le pont, mais une complémentarité tout italienne. A l’ombre des ruines et sous le patronage de l’Eglise, un chevrier couché par terre tient ses biques à l’oeil tandis que, de l’autre côté du fleuve, une femme étend sa lessive sur les rochers.
Dans ce monde christianisé (et même puritanisé, s’agissant d’une gravure anglaise),
l’absence de pont sépare avec bonheur les désirs cornus et les linges blancs.
Le pont de Narni
Jean Thomas Thibault, vers 1790, aquarelle
Cliquer pour agrandir
Magnifique ciel d’orage pour cette aquarelle de Jean Thomas Thibault, qui contraste avec le ciel clair de la vue de face (voir 2 Ponts de Narni : vue de face).
Les ocres chauds de la pierre et de la terre contrastent admirablement avec le gris de la rivière et du ciel :
la Nera, presque à sec, a partie liée avec l’orage qui va bientôt éclater, dans cette lutte millénaire entre le fleuve et le pont.
Le pont de Narni
1826, gravure de Pic De Leopol, dessin de Coignet
L’arche unique
Avec cette gravure, retour au romantisme et à la mixité : un vacher et deux lavandières partagent la même coin de rive, au pied de la pile. D’ailleurs le fleuve a disparu et le pont, réduit à son arche, devient un symbole d’union et non plus de séparation.
Une lumière théâtrale
Sous ce ciel sombre, dans ce paysage de rocs aigus et de montagnes abruptes, deux spots de lumière blanche frappent la pile et le monastère, unifiant les deux édifices (remarquons que c’est topographiquement impossible, cette face du pont est exposée Nord Est, donc jamais sous une lumière directe).
On peut imaginer deux lectures contradictoires, dans cette période de la Restauration où le retour en force de l’Eglise n’a pas amolli chez tous les Français la fibre révolutionnaire.
- Le bien-pensant verra dans cette lumière unique la bénédiction de Dieu qui, dans ce monde tourmenté, inonde identiquement les moines qui le célèbrent par leurs prières et les simples qui le célèbrent par leurs actes
- Le libre penseur se dira que, décidément, rien ne vaut un vieux pont païen pour conter fleurette aux filles, à l’abri de l’oeil des curés.
Le pont de Narni
1830, lithographie de Redaway, dessin de Prout
Le point de vue s’est légèrement déplacé, depuis la rive gauche vers l’axe du fleuve : du coup, le monastère est sorti de son arche pour trôner au centre de la composition.
Même technique que dans la gravure française, mettre en valeur par la lumière les éléments principaux : le pont, le monastère et les trois personnages (deux lavandières et une porteuse d’eau). Sinon que la lumière ne provient pas de trouées dans un ciel d’orage, mais du soleil qui se couche sur la gauche en projetant des ombres longues.
L’ordre moral est restauré : pas l’ombre d’un pâtre dans le paysage !
Le pont de Narni
1840, gravure de Bichebois, dessin de Chapuy
Un remake français du précédent, mais vu d’un peu plus loin. Le monastère réduit à un rôle secondaire, le fleuve élargi, les personnages miniaturisés sur la rive gauche : tout concourt à recentrer l’intérêt sur le sujet unique : le pont.
Le pont de Narni
1848, gravure de Amici, dessin de Thuillier
Poursuite du travelling latéral vers la droite, et minimisation concomitante du monastère : il semble que, passé 1830, le thème de la coexistence de l’église et de la ruine et le message moral à en tirer, aient été épuisés par les artistes ; et que la recherche de renouvellement se soit limitée à déplacer le point de vue.
Le pont de Narni
1895, gravure de Barberis
Nous voici ici dans la représentation purement photographique : pour la première fois, le nombre des bossages est exact.
Avis aux artistes : le nouveau pont routier, qui a été construit entre la ruine et l’abbaye, attend encore son interprétation picturale…