Sous cet angle de vue, le pont le plus petit se trouve placé devant le plus grand, ce qui semble logique d’un point de vue visuel. Mais du coup, le pont le plus ancien est relégué au second plan, ce qui pose un problème de préséance. Il est intéressant de voir comment les artistes se sont débrouillés de cette contradiction.
La ville de Narni
1665, gravure coloriée, Amsterdam
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Pour cette représentation géographique de la ville de Narni, le dessinateur s’intéresse sutout à la ville haute avec ses remparts, et à la citadelle qui la surplombe sur la gauche. Les deux ponts, en contrebas, sont schématisés et minuscules : en 1724, nous sommes avant le romantisme des ruines.
Remarquons au dessus des ponts, sur la colline qui fait face à la ville, un édifice religieux isolé : l‘abbaye de San Cassiano.
Les ponts de Narni
John Robert Cozens, 1776, croquis
Cozens a dessiné les ponts sous pluieurs angles, en particulier celui-ci.
Une évidence apparaît : sous ce point de vue, le pont médiéval coupe les jambes de l’ancêtre, et sa tour le ridiculise, tel un adolescent monté en graine.
Narni depuis le Nord Est,
avec les ponts médiéval et romain
Turner, 1819, carnet de voyage Ancône-Rome, dessin 132,
Tate Gallery, Londres
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Parmi les nombreux croquis que Turner a réalisés sur le site, celui-ci propose une composition exceptionnelle : les deux ponts réunis dans une vue de biais.
Etrangement, cette profusion d’arches et de tourelles qui envahit tout l’espace n’a pas été développée par Turner, et n’a tenté aucun autre artiste : peut être parce qu’elle abolit toute idée de hiérarchie entre les âges.
Les ponts de Narni
Deroy, 1850, lithographie
Ayant produit une vue de face des plus classiques dans laquelle le pont antique domine le pont médiéval (voir 2 Ponts de Narni : vue de face), Deroy pouvait se permettre une vue arrière plus fantaisiste. Il va se servir des deux ponts pour mettre en scène deux anecdotes à l’italienne.
Les couples de la barque
Une barque vogue sur la rivière en direction du pont médiéval. Un homme et une femme, debout, se tiennent par la main et semblent un couple constitué. Le rameur et la femme assise en face forment un second couple. Promenade d’agrément plutôt que voyage, même de noces : il n’y a pas de bagages dans la barque. Les deux femmes, en coiffe et tablier, semblent de condition bourgeoise.
Ne peut-on voir dans le pont médiéval, rafistolé mais solide, l’image du lien conjugal ?
Le trio de la berge
Une servante (reconnaissable à l’absence de coiffe) désigne à sa jeune maîtresse assise au bord du chemin un galant muni d’une mandoline qui se profile sous une arcade. Laquelle arcade permet de minimiser le pont antique, dont les autres piles d’ailleurs sont camouflées par le feuillage.
Ne peut-on voir dans la petite arcade remplaçant l’ arche romaine , l’image de la vertu moins austère des italiennes d’aujourd’hui ?
Narni, les ponts médiéval et romain
Turner, 1819, carnet de voyage Ancône-Rome, dessin 123, Tate Gallery, Londres
En comparant la lithographie de Deroy avec un croquis de Turner réalisé trente ans plus tôt, on constate que, contrairement aux apparences, Deroy n’a rien inventé : les deux arches rafistolées et l’arcade de la rive gauche existaient bel et bien en 1819. C’est seulement le point de vue choisi, masquant le pont romain derrière l’autre, qui convoque Boccace à la place de Ciceron.
Cent cinquante ans après, voici l’état des deux ponts de Narni et le défi difficile qui attend un Deroy d’aujourd’hui…
Concluons que le point de vue rarissime des deux ponts vus par l’arrière a bien peu de chances d’être traité à nouveau.Et que les artistes respectent plus volontiers les règles de la jungle que celles de la salle de classe : le plus jeune et le plus petit devant.