Etude du pont d’Auguste sur la Nera
Corot, 1826, musée du Louvre
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Ce petit tableau (48cm X 24) a été réalisée à Narni en septembre 1826 par Corot, lors de l’un de ses voyages en Italie.
Corot pré-impressionniste ?
Considéré pendant longtemps par la critique d’art comme un chef d’oeuvre de l’impressionnisme avant l’heure, et comme la preuve du génie novateur de Corot, le tableau a repris désormais une place plus modeste : celle d’une étude peinte rapidement sur le motif, et qui n’a jamais été destinée à être exposée telle quelle.
Le Pont de Narni
1827, Corot, Musée des Beaux Arts du Canada, Ottawa
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Le tableau achevé mesure exactement le double de l’étude (93 cm X 68 cm). Il fait partie du lot de deux paysages envoyés par Corot pour sa première participation au Salon, en 1827 : enjeu important, donc, pour le jeune peintre de trente et un ans.
Un paysage de composition
Eduqué à la spontanéité, notre oeil porte un regard critique sur ce genre de composition, qui nous apparaît académique, trop élaborée, trop travaillée : ce justement en quoi résidait, à l’époque néoclassique, la noblesse de la peinture de paysage. Evitons ce poncif de l’Histoire de l’Art qui consiste à comparer l’étude à l’oeuvre achevée, avec tous les anachronismes et préjugés nécessaires. Et essayons seulement de voir ce que Corot a modifié par rapport à l’étude, et ce qu’il aimait tant dans cette oeuvre de jeunesse, au point de la garder jusqu’à la mort accrochée dans sa chambre à coucher.
Ombre et reflet
Supprimer le remous blanc et décaler la rive droite permet de faire apparaître, en plus de l’ombre des piles, leur reflet vertical dans l’eau : reflet qui, en les prolongeant, leur donne plus de grâce et de stabilité.
Route et fleuve
La route se développe jusqu’à occuper autant de place que le fleuve : le moyen de voyager et l’obstacle au voyage épousent la même forme sinueuse.
Dans l’étude, la Nera est boueuse, excepté la géniale tâche bleue qui, comme une turquoise dans sa gangue, capte le regard vers l’arche disparue.
Dans le tableau achevé, la Nera est devenue azuréenne :
terre et eau, chemin et fleuve, moyen et obstacle, se ressemblent par la forme et se séparent par la couleur.
Les pins italiens
Pour le visiteur du Salon, les pins caractérisent le paysage italien. Autre intérêt du point de vue de la composition : leur inclinaison ramène le regard vers le pont, et évoque une tension vers l’autre rive, demi-arche végétale au dessus de l’arche de pierre disparue.
Les paysans italiens
Autre marqueur italianisant : les deux pâtres en guêtres blanches, gilet de peau et chapeau pointu ; et les deux femmes en robes longues et coiffes blanches.
A droite du chemin, un des hommes remonte sa guêtre.
A gauche, une femme debout discute avec l’autre pâtre, tandis qu’à coté une femme assise file sa quenouille. Il n’en faudrait pas beaucoup plus pour imaginer une rivalité entre la robe verte et la robe rouge, une dispute à l’italienne entre le couple debout et le couple assis : mais Corot ne commet pas la maladresse de polluer par une anecdote secondaire le sujet principal : le paysage.
Et les chèvres d’un blanc candide ramènent la scène vers le bucolique et l’absence de mauvaises pensées.
Matin et Soir
Au Salon du 1827, le tableau portait comme sous-titre Le Matin. Effectivement, l’ombre des piles correspond à un soleil au Sud Est, donc quelques heures après la levée du jour pour une vue prise en septembre (à l’équinoxe, le soleil se lève exactement à l’Est).
Le second tableau du salon de 1827, La Cervara ou La campagne romaine représentait quant à lui Le Soir.
Le Pont de Narni (le Matin)
Musée des Beaux Arts du Canada
La Cervara (le Soir)
Kunsthaus, Zurich
Le matin, le ciel est sans nuages.
Les paysans ont le temps de bavarder au bord du chemin tandis que les chèvres vont paître.
Hommes et bêtes pénètrent vers l’intérieur du tableau, dans une lumière généreuse.
Le soir, le ciel est sombre.
Un paysan court, l’autre espère rentrer son charriot de foins avant que l’orage n’éclate.
Homme et vaches vont sortir du tableau que l’ombre gagne, sauf un dernier spot de lumière violente.
Les marges du paysage se répondent d’un tableau à l’autre : les deux bords externes montrent un bosquet et un chemin, les deux bords internes une colline creusée d’une anfractuosité.
Les deux tableaux ont bien été conçus comme des pendants : mais leur discrète opposition est surtout, pour le jeune artiste, prétexte à prouver sa maîtrise des effets de lumière.
Une disparition inattendue
Pour terminer, mettons en parallèle l’étude et le tableau : une différence majeure n’a jamais été relevée par tous ceux qui ont pratiqué jusqu’à plus soif l’exercice de la comparaison stylistique :
pourquoi l’étude montre-t-elle deux ponts, et la version définitive un seul ?
Or il y avait bien deux ponts à Narni : un pont médiéval permettait de traverser le fleuve, à quelque dizaines de mètres derrière la ruine romaine.
Quelle raison impérieuse a pu pousser Corot à cette ablation ? Pourquoi s’exposer aux critiques, sachant que le motif des deux ponts de Narni était assez connu et que certains visiteurs du Salon avaient forcément fait le voyage ?
Une volonté de simplification
Corot avait d’abord pensé à rajouter un troupeau de vaches traversant le fleuve à gué.
Puis il y a renoncé, préférant un premier plan neutre, réduit à un talus : seul demeure de cette première version le pâtre qui remonte sa guêtre, à l’entrée du sentier menant à la Nera. Et peut être la suppression du pont médiéval, si l’idée était de souligner, par le gué, l’absence de pont.
Mais la raison principale de cette suppression est sans doute formelle : depuis ce point de vue, plus éloigné que dans l’étude, le second pont aurait introduit à l’arrière-plan une complication visuelle peu lisible, un barrage sur le fleuve empêchant le regard de s’échapper vers le lointain.
La suppression des vaches ouvre la Nera vers l’avant, celle du pont médiéval l’ouvre vers l’arrière : ainsi le fleuve apparaît-il comme fluide et illimité, par comparaison au chemin de terre bloqué entre le talus et le bois.
S’il y a une audace chez Corot, ce n’est pas tant dans la touche qu’il faut la chercher, que dans cette capacité à trancher dans la réalité, au profit d’une Beauté qui la dépasse.
Reste à voir si d’autres artistes que Corot
se sont livrés à cette subtilisation du pont médiéval de Narni.
Les ponts de Narni
Jean-Joseph-Xavier Bidauld, 1790, Collection privée
Corot était moderne par la main mais neoclassisque de coeur : aussi admirait-il beaucoup le paysagiste Bidault, auteur de cette composition quelque peu encombrée, exposée au Salon de 1793 (on ne sait pas si Corot la connaissait).
A contrario, elle prouve combien le second pont peut cannibaliser le premier, attirant l’oeil sur la circulation des voyageurs plutôt que sur celle du fleuve.
En outre, sur le chemin de gauche, Bidault a rajouté une noce à l’italienne complète, ouverte par un berger, des brebis, des vaches, un chien, et fermée par un cornemuseux en galante compagnie.
Pour faire bonne mesure, une cascade imaginaire, à droite, finit de dégrader le pont antique au rang de décor secondaire.
Les ponts de Narni
1832, gravure de Day, dessin de Linton
Dans ce point de vue on ne peut plus surplombant, le caractère italien est souligné, comme chez Corot, par le pin et par le chevrier. Confirmation s’il en fallait que le pont médiéval, situé sur la première boucle du S que forme la Nera en ce point, était nécessairement dans l’angle de vue de Corot.
Les ponts de Narni
Isidore Deroy, 1850, lithographie
Dans leur quête de renouvellement, les artistes sont amenés à se rapprocher des deux ponts, à la recherche de points de vue de moins en moins conventionnels.
Ombres et reflets
Deroy conserve l’idée du contrejour au soleil levant, et travaille les noirs et les blancs intenses. Comme chez Corot, les piles du pont romain ont à la fois une ombre et un reflet. Cependant le système des ombres n’est pas totalement maîtrisé : la courbe remarquable de l’ombre de l’arche sur la colline n’est pas cohérente avec celle de l’autre pile, ni avec celles des passants et des arbres.
Les personnages
Les marqueurs italiens sont toujours là : le pin en haut à gauche, et en dessous un voyageur, identifiable par son bâton de marche et son manteau, discutant avec deux paysans assis. Sur la route en contrebas, de l’autre côté du fleuve, on distingue également des voyageurs, ainsi que sur le pont médiéval : la chute du pont d’Auguste n’empêche pas la circulation des piétons.
Les ponts de Narni
Billmark, 1852
Dans une forme de concurrence franco-allemande, Billmark prolonge la même tendance en se rapprochant au point de surplomber le pont romain : preuve que le site était désormais suffisamment connu des amateurs pour oser un angle sous lequel la principale attraction, l’arche unique, n’est visible qu’allusivement.
Le système des ombres n’est toujours pas cohérent : celles du pont médiéval ne sont pas parallèles à celle de la pile de l’arche, sur le chemin.
Les ponts de Narni
1859, gravure de Jeavons, dessin de Brockedon
Après la France et l’Allemagne, l’Angleterre entre dans la compétition en recopiant sans vergogne la lithographie de Billmark. Seule originalité : le format est étendu vers le bas, afin d’accentuer la hauteur du pont romain. Et, pour enfoncer le clou, un architecte muni d’un carnet et un arpenteur muni d’un fil à plomb sont assis au plus près de l’abîme.
Conclusion provisoire : en vue plongeante, tous les artistes sauf Corot ont représenté les deux ponts de Narni.
Reste à interroger ceux qui ont choisi de descendre vers le fleuve…