Charte de la laïcité et liberté d'ingérence

Publié le 23 novembre 2013 par Jlaberge

Isaiah Berlin

Le débat sur la charte de la laïcité pose le problème fondamental de la liberté dans une société démocratique. Loin d’apaiser les appréhensions des anti-chartistes, le projet de loi de charte, déposé à l’Assemblée nationale, le 7 novembre dernier, par le ministre des Institutions démocratiques, Bernard Drainville, attise leurs craintes. L’objection principale des anti-chartistes veut que l’adoption de l’éventuelle charte brime les libertés individuelles, dont le droit à la liberté de conscience et de religion reconnue dans la Charte québécoise des droits et libertés. Rappelons que le projet prévoit l’interdiction du port de signes religieux apparents pour l’ensemble des employés de l’État. Or, l'article 10 du projet de loi prévoit que «toute personne ou société avec laquelle (le gouvernement) conclut un contrat de service ou une entente de subvention» pourrait être assujettie aux mêmes obligations. Bref, le gouvernement péquiste de Pauline Marois entend subrepticement contraindre un grand nombre d'entreprises privées à adopter la politique du gouvernement en matière de laïcité. En fait, en donnant dans la charte une définition large à la notion d'« organisme public » (art. 2), en permettant qu'un tel organisme puisse imposer à un tiers (fût-il privé) avec qui il contracte ou qu'il subventionne l'application de la charte, notamment l’interdiction du port de symboles religieux par ses employés (art. 10) et en s'autorisant, sans préciser les balises de ce pouvoir, à assujettir à l'application de cette charte « un organisme, un établissement ou une fonction à caractère public, ou une catégorie de ceux-ci » (art. 37), il paraît évident que le gouvernement souhaite étendre le plus loin possible les tentacules de l'État. Les anti-chartistes y décèlent avec raison la mainmise de Big Brother dans les affaires privées des citoyens portant atteinte à leur liberté.
   Qu’est-ce que la liberté? C’est la question que pose le philosophe britannique Isaiah Berlin (1909-1997) dans son essai, devenu un classique incontournable de la philosophie politique, «Deux concepts de liberté»[1], écrit en 1958, dans sa conférence inaugurale au poste de professeur de philosophie à l’Université d’Oxford. Charles Taylor étudia à Oxford sous la direction de Berlin. Dans l’essai, Berlin distingue deux conceptions radicalement opposées de la liberté : la liberté dite «positive» et la liberté «négative».
   Ainsi, je suis libre « négativement » dans la mesure où personne ne vient me gêner dans mon action. Lorsque je traverse au feu de circulation vert, j’exerce ma liberté «négative» au sens où les automobilistes doivent me céder le passage. Les droits à la vie, à la liberté et à la propriété sont « négatifs » en ce sens : personne NE DOIT EMPÊCHER quiconque de les exercer. Respecter la vie de l’autre : c’est NE PAS lui porter atteinte; respecter sa liberté : c’est ne pas l’entraver dans ses actes et ses choix; respecter sa propriété : c’est ne pas lui prendre contre sa volonté ce qu’il possède ou encore, ne pas limiter l’usage qu’il peut en faire. Ainsi, ces droits négatifscommandent à tous les citoyens de même qu’à l’État de ne pas accomplir des actions qui entraveraient l’exercice de ces droits par leurs détenteurs. Les anti-chartistes sont donc partisans de la liberté négative.
   Au contraire, je suis libre « positivement » lorsque les autres font quelque chose pour que je puisse accomplir mon action. La liberté d’être éduqué est une liberté positive en ce sens que nous devons tous contribuer à mettre en place les conditions nécessaires permettant l’éducation de tous et chacun. Les droits dits « positifs », tels les droits à l’éducation, à la santé, à l’emploi, à un revenu minimum, à l’aide sociale, à l’entraide etc., commandent aux citoyens ainsi qu’à l’État d’accomplir des actions qui permettent à ceux qui en sont reconnus détenteurs de les exercer pleinement. Ces droits sont aussi appelés, droits « socioéconomiques ». Ils sont apparus vers la seconde moitié du XXesiècle avec le développement de l’État-providence.
Or, la charte du PQ fait appel à une conception «positive» de la liberté. Ce n’est pas au nom des libertés individuelles que le gouvernement Marois martèle la nécessité d’une charte mais au nom du bien-commun ou du bien vivre ensemble. En somme, il s’agit d’un soi-disant «droit collectif». Un peu comme la Charte de la langue française qui, au nom de la survivance du français au Québec, brime le droit des parents de choisir l’école de leur choix. Le ministre Drainville a de même soutenu que pour assurer la liberté de religion des citoyens, l’État ne doit adopter aucune religion. Très bien. Toutefois, de ce principe de liberté «positive» découle l’imposition aux employés de l’État une tenue vestimentaire libre de tout signe religieux ostentatoire parce ceux-ci brimeraient la liberté religieuse de certains citoyens. Donc, au nom du soi-disant «droit collectif» de la laïcité de l’État, celui-ci se trouve à devoir restreindre la liberté religieuse de ses citoyens-nes ! Beau paralogisme !
En somme, l’État restreint la liberté au nom de la liberté. En fait, si l’on prend en compte la distinction de Berlin entre les deux concepts de liberté, on devrait dire : l’État restreint la liberté négativeau profit de la liberté positive. Car le concept de liberté auquel souscrit le projet de charte péquiste est bel et bien celui de la liberté positive. Ce concept de liberté positive que revendique le gouvernement revient en somme à déclarer: «Soyez libres, c’est un ordre!». Les partisans de la liberté négative l’ont bien démasqué et ne marchent pas dans le projet alambiqué du gouvernement. Il s’agirait selon eux d’une liberté d’ingérence dans la vie privée des gens.
Berlin a par ailleurs soutenu que les deux concepts de liberté étaient irréconciliables. Toutefois, en bon libéral, la préférence du philosophe allait pour la conception négative de la liberté comme absence d’ingérence. Il s’agit bien d’une «préférence» car, selon Berlin, opter pour l’une ou l’autre des conceptions de la liberté reste un choix personnel qu’aucun argument, aucune philosophie, ne saurait trancher. Mais, justement, parce que la liberté reste en définitive une «question de choix», tout comme l’adhésion à une foi religieuse, Berlin optait pour la conception négative de la liberté. La liberté de choisir, sans ingérence de l’État - ou de qui que ce soit – reste, selon le philosophe, une donnée fondamentale de la condition humaine qu’on ne saurait dépasser. Nous ne pouvons pas tout avoir, dit Berlin. La liberté négative et positive à la fois nous échappera à jamais. Les humains sont ainsi confrontés à un «pluralisme des valeurs» dont on ne saurait se sortir Gros-Jean comme devant. Encore une fois, malgré ce pluralisme irréductible, irréconciliable entre deux concepts de liberté, Berlin plaide en faveur de la liberté négative : la possibilité de choisir reste, à ses yeux, la seule planche de salut pour une société libérale et démocratique.
Il faut donc conclure que Berlin serait en désaccord avec le projet de charte du gouvernement péquiste parce que la charte plaide pour un concept positif de la liberté. L’illusion du gouvernement, c’est qu’il entend nous rendre libres. Il saurait pertinemment ce qui convient pour assurer la liberté de tous et de toutes en matière de religion. D’ailleurs, l’État prétend savoir ce qui est une «bonne» religion, de ce qui n’en est pas une. Le voile islamique, par exemple, serait odieusement «ostentatoire» tout en étant affectée de prosélytisme. Donc, il n’est pas acceptable. La petite croix des chrétiens? Celle-ci passe le test du pictogramme… Ridicule !
Au final, la tendance marquée de la liberté positive conduit sinon au totalitarisme déguisé, du moins à une forme odieuse de paternalisme. En effet, dans la conception de la liberté positive, l’État sait mieux que les citoyens ce à quoi ces derniers aspirent sans trop le réaliser. L’État, tel Big Brother, contraint alors ses sujets en vue de leur «bien», dans leur «intérêt» et non, évidemment, dans celui de l’État. Ce dernier, en effet, évoque sa soi-disante «neutralité».
Au contraire, le partisan de la liberté négative clame que personne ne peut le contraindre à être heureux à sa manière. Les êtres humains sont autonomes et leur autorité ultime réside dans leurs choix exercés librement. Certes, la conception négative de la liberté conduit à un individualisme décrié par bon nombre. Mais l’individualisme a aujourd’hui mauvaise réputation car il est fort mal compris. On confond trop souvent individualisme et égoïsme. Le premier implique simplement la volonté de vivre et d’assurer sa propre survie. En condamnant l’individualisme comme étant un exécrable égoïsme, on se trouve ainsi à justifier le collectivisme. En fait, celui ou celle qui ne veut pas sacrifier son intérêt personnel au bien de la société dans son ensemble est dénoncé comme étant «égoïste». Mais la société peut très bien être qualifiée à rebours d’«égoïste» dans la mesure où, dans le collectivisme, l’individu a l’obligation de se sacrifier pour elle. Dans ce cas, on parle certes d’intérêt «collectif» par opposition à l’intérêt individuel. Or, la recherche de l’intérêt individuel n’est pas forcément égoïste. Un parent qui veille sur la bonne éducation de ses enfants n’est pas de ce fait condamnable d’«égoïsme». Ne sait-on pas par ailleurs que ceux et celles qui ne s’aiment pas eux-mêmes n’aiment pas en retour les autres?
Berlin connaît bien l’écueil auquel peut conduire la liberté négative : l’individualisme débridé. Mais, toute chose étant bien considérée, la liberté négative lui paraît préférable, selon lui, à la liberté positive parce que cette dernière conduit à l’autoritarisme, voir au collectivisme. En somme, la liberté (positive) se renverse en son contraire !
La liberté positive répugne à Berlin surtout parce qu’elle conforte en réalité le «monisme» au détriment du pluralisme qu’il défend par ailleurs. Le «monisme» en philosophie, c’est la doctrine ontologique voulant qu’il n’existe qu’une seule valeur absolue et légitime à laquelle toutes les autres sont subordonnées. Voici comment Berlin décrit la croyance moniste : «Il est une conviction responsable plus que toute autre du sacrifice d’individus sur l’autel des grands idéaux de l’histoire, que ce soit la justice, le progrès, le bonheur des générations futures, la mission sacrée ou l’émancipation d’une nation, d’une race, d’une classe, ou encore la liberté elle-même qui exige la mort des uns au nom de la liberté de tous. Selon elle, il existerait quelque part, dans le passé ou l’avenir, dans une révélation divine ou le cerveau d’un penseur, dans les injonctions de l’histoire ou de la science, dans le cœur simple et bon d’un homme intègre, une solution ultime et définitive.»[2]
Il me semble que l’intégrisme laïque des farouches partisans de la charte péquiste adhère, non seulement à la liberté positive, mais surtout à la croyance monisme que condamne par ailleurs Berlin. La charte est en effet présentée comme la panacée à tous nos maux identitaires. Illusions funestes, s’il en est une, sur l’autel de laquelle nos libertés devront être sacrifiées.


[1]Traduit en français dans Éloge de la liberté, Paris, Presses-Pocket, 1990, pp. 167-218.[2]Isaiah Berlin, «Deux conceptions de la liberté», op. cit., p. 213