La mélancolie a été joliment chantée par Léo Ferré, avec des métaphores dont il avait le secret : «C’est un chat perdu – Qu’on croit retrouvé.- C’est un chien de plus dans le monde qu’on sait – C’est un nom de rue, où l’on ne va jamais… ».
La mélancolie est un sentiment ambigu teinté de regrets, de choses qu’on aurait pu mieux réussir ou qu’on n’a pas vues à temps. C’est le rappel de tout ce qui aurait pu changer notre vie à un moment donné.
S’il est un auteur qui fut mélancolique dans sa vie et dans son œuvre c’est bien Boris Vian. Les critiques ont souvent présenté ses ouvrages de cette manière : « Mélange jubilatoire de poésie, d’humour dérisoire et de mélancolie. » Dans « L’herbe rouge », pour faire un choix, Boris Vian écrit de superbes phrases, dont il avait le secret, telle : «Aussi longtemps qu’il existe un endroit où il y a de l’air, du soleil et de l’herbe, on doit avoir regret de ne point y être.» C’est exactement ce qui ravive la mélancolie ! Ferré, Vian, j’ajouterai ce que Brel m’a un jour répondu lors d’une interview : que la mélancolie était une tristesse de qualité…
La mélancolie, d’abord considérée comme un état désagréable (et souvenons-nous qu’il s’agissait d’une bile noire dont l’excès provoquait une disposition triste de l’humeur, au XIIIe siècle !) est devenue, avec le préromantisme surtout, un état voluptueux, de rêverie désenchantée, mais douce, et un thème favori des écrivains. Chateaubriand – lui qui lança le romantisme français avec « René » et « Atala » - écrit en 1802 dans « Le génie du christianisme » : «Une prodigieuse mélancolie fut le bruit de cette vie monastique; et ce sentiment, qui est d’une nature un peu confuse, en se mêlant à tous les autres, leur imprima son caractère d’incertitude : mais en même temps, par un effet bien remarquable, le vague même où la mélancolie plonge les sentiments est ce qui la fait renaître. » Il fut une époque – sans doute celle qui considéra le romantisme comme du narcissisme – où la description, l’analyse de tels sentiments furent estimées comme une perte de temps, un passe-temps d’oisif littéraire ou snob. C’était accorder bien peu de place à tout ce qui nourrit spirituellement notre vie finalement.
Il ne faut pas se complaire dans la mélancolie, mais elle existe et elle est un signe : celui qui nous pousse néanmoins à avancer, à évoluer, à s’améliorer. Et que de temps à autre, la mélancolie nous pousse à se reconnaître imparfait, voilà qui remet l’ego dans une juste perspective. Bien sûr qu’on pouvait faire mieux, qu’on aurait dû le faire ! Ce sera pour aujourd’hui, pour demain. L’effort plus que la conclusion. Anatole France a bien analysé l’omniprésence de ce sentiment : « Tous les changements, même les plus souhaités, ont leur mélancolie. »
J’aurais donc tendance à trouver un peu de mélancolie nécessaire dans la vie, simplement pour de ne pas trop facilement nous accorder un dix sur dix à nos actions ou à nos pensées. Au fond, c’est un petit signal d’alarme, c’est le crayon rouge du professeur intérieur dans la marge de nos devoirs : « Peut mieux faire ! » C’est léger, mais indispensable. Cela peut survenir à la fin d’un repas partagé, mais qu’un horaire chargé nous oblige à écourter, au soir d’une journée tellement remplie que fut oublié le coup de fil à ses parents, au lendemain d’un travail qu’on aurait dû encore mieux préparer.
Mais ces impressions s’avivent lorsqu’on écoute son âme. Quand vous promenez votre chien face à un soleil rougeoyant et magnifique dans la campagne, quand vous fermez les yeux allongé sur votre divan en sachant que vous pouvez enfin vous accorder une demie heure de repos, quand vous croisez des jeunes (des plus jeunes que vous et l’on est toujours l’aîné de quelqu’un, me rappelait « L’université des Aînés ») et que vous vous revoyez à leur âge !
Que faire ? Je pense comme les romantiques que le mieux est de traduire cela d’une façon ou d’une autre : l’écrire, le chanter, le peindre, en discuter, etc. Partager avec soi-même et avec les autres, directement ou par l’intermédiaire d’un art, quel que soit le véhicule emprunté. Alors la mélancolie est comprise, acceptée, sublimée. Et comme l’écrit Victor Hugo dans « Les travailleurs de la mer » : « La mélancolie c’est le bonheur d’être triste ».
Proche de nous, un musicien comme le jeune pianiste américain Brad Mehldau (né en 1970) peut être perçu comme un nouveau romantique, un adepte de la mélancolie. Si vous ne voulez qu’un seul exemple extraordinaire, écoutez-le jouer en solo dans «Elegiac cycle» (Warner 99), du jazz et/ou de la musique classique. Dans le texte qui accompagne ce disque, on s’aperçoit que Brad Mehldau peut aussi bien parler de son art que l’exercer : «Depuis ma plus tendre enfance, l’art m’a toujours semblé le premier signe tangible de l’existence d’une dimension spirituelle, en ce sens que son essence est invisible, inatteignable, non périssable : éternelle. »
Brad Mehldau au travail de composition…