C'est Marx qui écrit : « Tout comme, en la personne de Napoléon, la bourgeoisie libérale se vit confrontée à la Terreur révolutionnaire, dans la Restauration, dans les Bourbons, elle trouva en face d'elle la contre-révolution. En 1830, elle réalisa enfin ses aspirations de 1789, à la différence près que, désormais, ses lumières politiques étaient pleinement acquises, qu'elle ne croyait plus atteindre dans l'État représentatif constitutionnel l'idéal de l'État, le salut du monde et les fins universelles de l'humanité, mais, bien au contraire, qu'elle avait reconnu dans cet État l'expression officielle de sa puissance exclusive et la consécration politique de ses intérêts particuliers. »
Plus loin, Marx poursuit : « Ce qui, le 18 brumaire, devint la proie de Napoléon, ce ne fut pas le mouvement révolutionnaire tout court, comme l'affirme naïvement la Critique [Bauer] sur la foi d'un M. von Rotteck et Welcker -ce fut la bourgeoisie libérale. »
La révolution, ce n'est donc pas l'affaire d'une journée, même célèbre et célébrée, c'est tout un processus historique qui peut s'étaler sur un temps indéterminé, pratiquement un siècle en France, pour que la bourgeoisie règle ses comptes avec le féodalisme puis avec les couches populaires qui seront, elles, défaites notamment en juin 1848, puis lors de la Commune de Paris....
Là, c'est, dans le 19ème siècle, « l'épisode Bonaparte/Napoléon », ses particularités et contradictions de transition.
Michel Peyret
Samedi 16 novembre 2013
MARX ET NAPOLÉON
Un nouvel article sur le blog rene.merle.charles.antonin.over-blog.com
Suite à l'article [ L'envol de l'Aigle ], un lecteur qui se réclame du marxisme m'écrit, c'est René Merle qui le dit, en déplorant ma vision négative de Napoléon, qui ne correspondrait en rien à celle de Marx.
Sur la position de Marx, question aussi complexe que discutée, le mieux est de revenir sur ce que Marx écrivit, par exemple, dès 1845, dans son célèbre pamphlet La Sainte famille, qui attaque les thèses des frères Bauer, têtes de file des Jeunes Hégéliens. (Marx en est l'auteur, mais par amitié il l'a cosigné avec Engels).
La Sainte Famille, Chapitre sixième, III. (traduction française de la publication originale en allemand, Karl Marx, Œuvres philosophie, la Pléiade, 1982
" Robespierre, Saint-Just et leur parti ont succombé parce qu'ils ont confondu l'antique république [romaine], réaliste et démocratique, qui reposait sur les fondements de l'esclavage réel, avec l'État représentatif moderne, spiritualiste et démocratique, qui repose sur l'esclavage émancipé, la société bourgeoise. Quelle énorme illusion : être obligé de reconnaître et de sanctionner dans les droits de l'homme la société bourgeoise moderne, la société de l'industrie, de la concurrence générale, des intérêts privés poursuivant librement leurs fins, la société de l'anarchie, de l'individualisme naturel et spirituel aliéné de lui-même, et vouloir, en même temps, anéantir après coup dans certains individus les manifestations vitales de cette société, tout en prétendant modeler à l'antique la tête politique de cette société !
Le tragique de cette illusion éclate quand Saint-Just, le jour de son exécution, montrant du doigt le grand tableau des Droits de l'homme accroché dans la salle de la Conciergerie, s'écrie d'un air de fierté : "C'est pourtant moi qui ait fait cela !" C'est précisément ce tableau qui proclamait le droit d'un homme qui ne peut pas être l'homme de la communauté antique, pas plus que ses conditions d'existence économiques et industrielles ne sont antiques.
Il n'y a pas lieu ici de justifier historiquement l'illusion des Terroristes.
« Après la chute de Robespierre, le mouvement politique des Lumières s'approchait rapidement du point où il allait devenir la proie de Napoléon, qui, peu après le dix-huit brumaire, pouvait dire : « Avec mes préfets, mes gendarmes et mes curés, je puis faire de la France ce que je veux. » [Napoléon aurait déclaré ceci à Lafayette]" [citation de Bauer]
Tout autre est le récit de l'histoire profane : c'est seulement après la chute de Robespierre que les lumières politiques, qui voulaient se surpasser elles-mêmes dans leur enthousiasme débordant, commencent à se réaliser prosaïquement.
Délivrée, sous le gouvernement du Directoire, des entraves féodales et reconnue officiellement par la Révolution elle-même - bien que la Terreur voulût la sacrifier à un mode antique de vie politique -, la société bourgeoise jaillit en torrents de vie. Course tumultueuse aux entreprises commerciales, soif d'enrichissement, vertige de la nouvelle vie bourgeoise dont les premières jouissances sont encore hardies, insouciantes, frivoles, grisantes ; lumières faites réalité, lumières des terres françaises, dont la structure féodale avait été brisée par le marteau de la Révolution, et que la première fièvre des nombreux propriétaires nouveaux soumet à toutes les modes de culture ; premiers mouvements de l'industrie libérée - voilà quelques-uns des signes de vie de la société bourgeoise nouveau-née.
La société bourgeoise est positivement représentée par la bourgeoisie. La bourgeoisie commence donc son règne. C'en est fini, pour les droits de l'homme, d'exister en théorie seulement.
Ce qui, le 18 brumaire, devint la proie de Napoléon, ce ne fut pas le mouvement révolutionnaire tout court, comme l'affirme naïvement la Critique [Bauer] sur la foi d'un M. von Rotteck et Welcker - [l'historien et juriste von Rotteck et le juriste Welcker étaient deux libéraux badois, dont la carrière pâtit de leurs engagements constitutionnalistes courageux] ce fut la bourgeoisie libérale. Pour s'en convaincre, il suffit de lire les discours des législateurs de ce temps-là. On se croirait transporté de la Convention nationale dans une Chambre des députés d'aujourd'hui.
Napoléon, ce fut la dernière bataille du terrorisme révolutionnaire contre la société bourgeoise, proclamée, elle aussi, par la Révolution, et contre sa politique. Assurément, Napoléon saisissait déjà parfaitement la nature de l'État moderne, et savait qu'il était fondé sur le développement sans frein de la société bourgeoise, sur le libre jeu des intérêts particuliers, etc. Il se résolut à reconnaître ce fondement et à la protéger. Il n'avait rien d'un terroriste exalté.
Dans le même temps, Napoléon considérait encore l'État comme une fin en soi, et la vie civile uniquement comme son trésorier et comme son subalterne, qui devait renoncer à toute volonté propre. Il accomplit le terrorisme en remplaçant la révolution permanente par la guerre permanente. Il assouvit pleinement l'égoïsme de la nation française, mais il exigea, en retour, le sacrifice des affaires bourgeoises, des jouissances, des richesses, etc., bourgeoises, chaque fois que l'exigeait le but politique de la conquête.
S'il opprimait en despote le libéralisme de la société bourgeoise - l'idéalisme politique de sa pratique journalière - il ne ménageait pas davantage ses intérêts matériels les plus essentiels, le commerce et l'industrie, toutes les fois qu'ils entraient en conflit avec ses propres intérêts politiques. Son mépris des hommes d'affaires industriels était le complément de son mépris des idéologues. À l'intérieur, il combattait aussi, dans la société bourgeoise, l'adversaire de l'État qui, en sa personne, avait la valeur d'une fin en soi absolue.
Ainsi, il déclara au Conseil d'État qu'il ne tolérerait pas que les propriétaires de grands domaines pussent, à leur gré, les cultiver ou non. Ainsi, il conçut le plan de soumettre, par le monopole du roulage, le commerce à l'État. Des négociants français préparèrent l'événement qui commença d'ébranler la puissance de Napoléon. En provoquant une disette artificielle, des agioteurs parisiens l'obligèrent de reculer de près de deux mois le déclenchement de la campagne de Russie, donc à la repousser dans une saison trop avancée.
Tout comme, en la personne de Napoléon, la bourgeoisie libérale se vit confrontée à la Terreur révolutionnaire, dans la Restauration, dans les Bourbons, elle trouva en face d'elle la contre-révolution. En 1830, elle réalisa enfin ses aspirations de 1789, à la différence près que, désormais, ses lumières politiques étaient pleinement acquises, qu'elle ne croyait plus atteindre dans l'État représentatif constitutionnel l'idéal de l'État, le salut du monde et les fins universelles de l'humanité, mais, bien au contraire, qu'elle avait reconnu dans cet État l'expression officielle de sa puissance exclusive et la consécration politique de ses intérêts particuliers.
L'histoire de la Révolution française, datée de 1789, ne s'achève pas encore en cette année 1830 où la victoire fut remportée par l'une des forces, désormais enrichie par la conscience de son importance sociale."