[notes sur la création] Maurice Blanchot & Gérard Macé

Par Florence Trocmé

Écrire : posséder l’interdiction ?

(Avec Maurice Blanchot et Gérard Macé.) 
 

« […] L’événement décisif [dans Partage de Midi] sera celui qu’on connaît bien : l’orageuse passion interdite par laquelle il va soudain, ce Mesa, fermé sur le bien comme sur un trésor dont il se croit orgueilleusement le dépositaire, être attaqué par les ténèbres actives, « les ténèbres qui sautent sur vous comme la panthère » et, d’un seul mouvement, saisi par la perdition, devenir coupable et aimant. Ce qui est merveilleux dans cette histoire, ce qui montre la magnificence de la nature claudélienne, qu’on accuse de pharisaïsme, c’est que, loin de tomber dans les mornes ruminations du remords pour avoir commis la faute majeure en s’emparant d’une femme mariée à un autre, le poète en lui et, semble-t-il, le croyant en lui, en éprouve un sentiment intense de jubilation et de triomphe. Il a fait ce qu’il n’avait encore jamais pu faire. Il a affronté la nuit, il a rompu les limites, il s’est jeté dans l’abîme, acceptant de se perdre pour rejoindre quelqu’un d’autre. 
 
Et moi aussi, je l’ai trouvée à la fin, la mort qu’il me fallait ! J’ai connu cette femme. J’ai connu la mort de la femme.  
J’ai possédé l’interdiction. 
 
Parole de plénitude, plus pure que celle du « Cantique de Mesa », où il y a encore des traits de dévotion à soi-même. « J’ai possédé l’interdiction. » Voilà le point où tout commence, où la poésie aussi peut commencer, faire retour à sa source, en refuyant vers l’espace ouvert et vide, « le pur Espace où le sol même est lumière ». 
« Que craignez-vous de moi puisque je suis l’impossible ? Avez-vous peur de moi ? Je suis l’impossible. » C’est le défi d’Ysé, mais c’est d’abord le défi et la provocation de la poésie. En cette femme qu’il lui arrivera d’appeler fausse pour l’opposer à la Sagesse, mais qui seule a réussi à briser le moi le plus fort, Claudel reconnaît aussitôt, en un hymne de reconnaissance jubilante, la pure puissance poétique, celle qui ne souffre pas de mesure, Erato :  
O mon amie ! ô Muse dans le vent de la mer ! ô idée chevelue à la proue ! 
O grief ! ô revendication ! 
Erato ! tu me regardes, et je lis une résolution dans tes yeux ! 
Je lis une réponse, je lis une question dans tes yeux ! Une réponse et une question dans tes yeux !  
Rencontre mémorable, découverte de l’essence même de la poésie : cette réponse qui est question encore, cette question qui toujours revit dans la réponse pour la tenir ouverte, vivante et éternellement commençante. » 
 
Maurice Blanchot, Le livre à venir, Paris, Gallimard, collection Folio essais, 1987, p. 102-104. 
 
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« Dans le Tigré, quand on voit un enfant écrire, on lui prédit qu’il va devenir sorcier. Et l’étudiant qui trace des signes dans le sol se voit récompensé par des coups sur les doigts, avec une baguette très dure. 
Marcel Griaule, qui se fait l’écho de ces pratiques dans Silhouettes et graffiti abyssins, suggère que les prêtres craignent la concurrence, le partage des privilèges et des profits, au point qu’ils déconsidèrent l’initié : un enfant qui manie le roseau taillé, c’est un prétentieux qui "court comme un écrivain derrière les grands", ou s’empresse de vendre les remèdes recopiés sur des peaux. Mais derrière ces motifs intéressés, se cache aussi l’intention de protéger celui qui veut apprendre, de le mettre en garde et de l’éprouver. Car l’écriture, malsaine et dangereuse, est "servante de la magie".  
Les adeptes du dieu Toth, les interprètes de la Kabbale, les copistes de grimoires médiévaux ne pensaient pas autrement, et leurs pratiques à l’égard des disciples n’étaient guère différentes. 
Henri Michaux exprime la même idée, plus brutale en apparence mais tempérée par l’ironie, quand il recommande de brimer les enfants si l’on veut en faire des poètes. » 
 
Gérard Macé, Pensées simples, Paris, Gallimard, collection « Blanche », 2011, p. 48-49. 
  
 
[Choix de Matthieu Gosztola]