« Vous qui, comme moi, êtes citoyens du monde, ne vous demandez pas ce que les États-Unis peuvent faire pour le
monde, mais demandez-vous ce que vous pouvez faire pour le monde ! » (John F. Kennedy, 1961).
Il y a exactement cinquante ans, le vendredi 22 novembre 1963, à Dallas, vers
midi, le plus jeune Président des États-Unis John Fitzgerald Kennedy a été assassiné à l’âge de 46 ans
après seulement deux ans et demi de mandat à la Maison-Blanche.
Beaucoup de manifestations ont lieu à cette occasion notamment pour saluer la mémoire d’un homme qui aura
beaucoup compté dans le monde d’après-guerre, d’un charisme exceptionnel et devenu de son vivant l’une des légendes comme l’Amérique aime se façonner, aux côtés de George Washington et d’Abraham
Lincoln, une personnalité qui a marqué toute une génération, pas seulement dans son pays mais aussi dans le monde entier.
Ce sera sans doute aussi l’occasion de reparler des circonstances de son assassinat, complot ou pas complot,
même si les enjeux, un demi-siècle plus tard, apparaissent maintenant assez incertains, mis à part l’intérêt purement scientifique des historiens et la curiosité des gens en général.
L’une des phrases qui a beaucoup impressionné les Américains, ce fut lors de son discours d’investiture comme
35e Président des États-Unis le 20 janvier 1961 : « Vous qui, comme moi, êtes Américains, ne vous demandez pas ce que votre pays peut
faire pour vous, mais demandez-vous ce que vous pouvez faire pour votre pays. Vous qui, comme moi, êtes citoyens du monde, ne vous demandez pas ce que les États-Unis peuvent faire pour le monde,
mais demandez-vous ce que vous pouvez faire pour le monde ! ».
Un nouveau concept en communication politique, la Nouvelle Frontière
Je profiterais plutôt de l’occasion de ce cinquantenaire pour m’arrêter à un célèbre discours de Kennedy,
celui d’acceptation de son investiture lors de la Convention du parti démocrate le 15 juillet 1960 au Los Angeles Memorial Coliseum (texte qu’on peut
relire ici). Il n’était donc pas encore élu et son concurrent républicain, le Vice-Président Richard
Nixon, poulain du grand général Dwight Eisenhower, était plutôt le favori.
C’était son fameux discours sur la nouvelle frontière (« new
frontier ») qui a imprimé les États-Unis pour la décennie des années 1960, avec comme point le plus symbolique, des hommes marchant sur la Lune le 21 juillet 1969 (le programme spatial
fut formellement lancé le 25 mai 1961 : « Notre nation doit s’engager à faire atterrir l’homme sur la Lune et à le ramener sur Terre sain et
sauf avant la fin de la décennie. » ; mission remplie).
Il est des expressions qui sont irrémédiablement associées à certaines personnalités. "Nouvelle frontière"
colle à JFK comme "Nouvelle société" colle à Jacques Chaban-Delmas (pour ne prendre qu’un exemple parmi de
multiples).
Le concept de "frontière" a été même replacé assez curieusement par Nicolas Sarkozy dans sa campagne présidentielle de 2012, mais avec un sens très différent du sens kennédien. Alors que Kennedy l’imaginait pierre angulaire d’ouverture et
de progrès, cette frontière circonstancielle néosarkozyenne se voulait plutôt caresser les partisans du protectionnisme frileux et ceux qui veulent fermer les frontières et supprimer l’immigration.
Dans l’acceptation kennédienne, on pourrait aussi citer le pseudo-Dominique de Villepin croqué dans une excellente bande dessinée "Quai d’Orsay" (par Abel Lanzac et Christophe Blain, éd. Dargaud), dont l’adaptation cinématographique est actuellement diffusée
dans les salles. Le personnage est montré excité par ses propres réflexions qu’il ne peut s’empêcher de faire partager à son malheureux bras droit : « Il faut inventer un nouvel esprit de la frontière. La frontière, c’est la conquête, c’est l’ouest, les espaces libres… le défi… Depuis la fin des territoires
vierges et de la conquête spatiale, on a perdu l’esprit de la frontière. C’est ça qu’il faut retrouver. (…) La nouvelle frontière, c’est le grand souffle. C’est la conscience collective. (…) La
nouvelle frontière, c’est se tourner vers l’autre. C’est l’amour. Les Américains, eux, ils sont toujours en train de courir après l’ancienne frontière, la conquête, les
territoires… ».
Mais laissons l’humour plus ou moins fidèle à la réalité et revenons à ce fameux discours de Kennedy du 15
juillet 1960.
Le discours du 15 juillet 1960
Dans le texte, Kennedy expliquait avec plein de dynamisme : « For the problems are not solved and the battles are not all won, and we stand today on the edge of a New Frontier, the frontier of the 1960’s, a frontier of
unknown opportunities and perils, a frontier of unfulfilled hopes and threats. (…) But I tell you the New Frontier is here, whether we seek it or not. Beyond that frontier are the uncharted areas
of science and space, unsolved problems of peace and war, unconquered pockets of ignorance and prejudice, unanswered questions of poverty and suplus. (…) But I believe the times demand invention,
innovation, imagination, decision. I am asking each of you to be new pionners on that New Frontier. My call is to the young in heart, regardless of age, to the stout in spirit, regardless of
party, to all who respond to the Scriptural call : "Be strong and of a good courage ; be not afraid, neither be thou dismayed" ! ».
Ce qui peut se traduire approximativement (je ne suis pas traducteur) par :
« Pour tous les problèmes que nous n’avons pas résolus et les batailles que nous n’avons pas toues
gagnées, nous somme aujourd’hui devant une nouvelle frontière, la frontière des années 1960, une frontière d’occasions à saisir et de périls inconnus jusqu’alors, une frontière des espérances
inassouvies et des menaces. (…) Mais je vous dis que nous sommes devant une nouvelle frontière, que nous le voulons ou non. Au-delà de cette frontière, s’étendent des champs inexplorés de la
science et de l’espace, des problèmes non résolus de paix et de guerre, des poches d’ignorance et de préjugés non encore réduites, des questions laissées sans réponse sur la pauvreté et de la
surproduction. (…) Mais je crois que notre époque demande de l’invention, de l’innovation, de l’imagination et de la décision. Je demande à chacun d’entre vous d’être les nouveaux pionniers de
cette nouvelle frontière. Mon appel est aux jeunes de cœur, quel que soit l’âge, aux vaillants d’esprit, quel que soit le parti, à tous ceux qui se reconnaissent dans cet appel : "Soyez
forts et courageux ; n’ayez pas peur, ne soyez pas non plus inquiets" ! »
Parmi les deux idées fortes, c’est qu’un candidat dit à son peuple : "Soyez les pionniers de la nouvelle
frontière" et "n’ayez pas peur, soyez courageux", une interpellation d’ailleurs que reprendra dès le début de son pontificat le pape Jean-Paul II ("N’ayez pas peur !").
Cela fait en effet rêver d’avoir un futur chef d’État si capable de "manager" ainsi les citoyens pour les
conduire vers le progrès.
L’heure, aujourd’hui, est évidemment bien loin des Trente Glorieuses. Elle serait plus celle "des pleurs et
des larmes" de Churchill. Mais des responsables comme François Hollande l’ont-ils bien compris ?
J’avais, il y a quelques jours, fait état d’un certain nombre de carences de l’actuel Président de la
République française qui semblait vivre en dehors de toute réalité du pays, enfermé dans le monde clos d’un socialisme sémantique et idéologique qui ne plaît qu’à ses seuls camarades de
parti.
La comparaison est bien sûr très déplaisante et l’on aurait pu aussi la faire pour son prédécesseur. Alors,
évitons les querelles politiciennes et préférons imaginer quelle serait la "Nouvelle frontière" de notre nouveau monde.
Invention et décision
Elle requiert, comme Kennedy le dit, à la fois de l’imagination, de l’inventivité et de la décision,
c’est-à-dire à peu près ce qu’est incapable de fournir l’actuel pouvoir en France. Des idées nouvelles, évidemment qui soient pertinentes par rapport aux problèmes actuels (il ne s’agit pas
d’innover pour innover, mais de rechercher des solutions nouvelles aux problèmes posés), mais aussi, si l’on est convaincu qu’elles seraient bonnes à mettre en place, de la volonté politique, un
esprit de décision et de la ténacité pour aller jusqu’au bout de ses projets.
En 1960, Kennedy avait mis la priorité sur trois sujets qu’il considérait comme essentiels : la lutte
contre la pauvreté en reprenant les théories keynésiennes de l’État-providence ayant déjà inspiré le "New Deal" de Franklin D. Roosevelt, la lutte contre la ségrégation (permettre notamment à
tous l’accès à l’école publique) qui fut surtout menée par son successeur Lyndon B. Johnson ("Great Society"), enfin, l’ambitieux programme Apollo pour concurrencer les Soviétiques sur le terrain
de la science et de l’espace.
Sur la pauvreté, Kennedy avait tracé dans son discours une analyse de la surproduction engendrée par
l’automatisation des tâches et créant (déjà) du chômage en masse.
Et aujourd’hui, en France ?
Quelle pourrait être la traduction de cette Nouvelle Frontière en 2013 en France ?
Pour la lutte contre la pauvreté, il y a une mesure pour l’instant très minoritaire mais qui a le mérite
d’avoir été proposée tant par des personnalités situées très à gauche (altermondialistes par exemple) que par des personnalités plutôt situées à droite, comme Dominique de Villepin et Christine Boutin, ou considérées comme "libérales" comme feu Jacques Marseille, à savoir le revenu inconditionnel de subsistance. Au
contraire de toutes les aides sociales actuelles, l’élément innovant est dans l’adjectif "inconditionnel", qui serait compensé par une imposition à ceux qui n’en auraient pas besoin. Son principe
a quelques avantages mais son financement resterait évidemment la clef de la mesure : faudrait-il retirer tous les autres "acquis sociaux" et ne faire qu’un transfert ? ou au contraire,
faire une imposition nouvelle qui ferait supporter aux plus aisés un tel type de revenu ? Cela dépendrait aussi, bien sûr, du montant à fixer.
Pour la lutte contre la ségrégation, la problématique en France serait plutôt le rapport entre les citoyens français et les étrangers qui souhaitent s’installer en France. Rappelons que les États-Unis favorisent l’immigration, ce
qui leur permet d’attirer les "meilleurs cerveaux". Il faudrait aussi rappeler que la fuite des cerveaux, de France, ce n’est pas seulement le départ de diplômés français à l’étranger, c’est
aussi la "non-entrée" de cerveaux étrangers en France (j’ai eu l’occasion de connaître plusieurs personnes étrangères très diplômées qui ont été découragées de venir ou de rester en France, ce
qui constitue une véritable perte pour le "génie français"). Quelle seraient les mesures pour attirer les "cerveaux" vers la France ? Je n’ai pas de réponse dans ce climat très défavorable
si l’on en juge les sondages concernant par exemple l’expulsion de Leonarda.
Peut-être serait-ce une tentative de réponse au deuxième point, la troisième partie de nouvelle frontière
selon Kennedy serait évidemment d’investir massivement dans les nouvelles technologies, pas celle de 2013 mais celles qui seraient utiles en
2030 ou 2050. Un candidat à l’élection présidentielle, Jacques Cheminade, avait évoqué, de façon apparue comme très farfelue, un investissement vers la conquête de la planète Mars. Je ne sais
pas, je ne crois pas que ce fût très pertinent (je peux me tromper), mais il y a d’autres conquêtes technologiques à entrevoir, que ce soit dans le domaine de l’énergie (évidemment), dans le
domaine de la médecine, dans le domaine de l’informatique et de la communication, dans le domaine des matériaux, dans le domaine de l’alimentation etc. Cela nécessite des investissements très
onéreux, peu de retours rapides sur investissement, mais, au contraire des dettes souveraines basées sur les coûts de fonctionnement d’une société qui vit au-dessus de ses moyens, un endettement
pour des investissements est une solution saine pour les générations à venir. Et la conquête de nouvelles frontières de la science, c’est aussi, avant tout, la réussite d’une instruction efficace
à l’ensemble des citoyens. Pas la peine de découvrir de nouvelles connaissances si l’on n’est pas déjà capable de transmettre les connaissances actuelles aux générations futures et leur donner la
clef pour en découvrir de nouvelles.
Deux autres éléments pourraient être ajoutés à ces précédents.
La nouvelle frontière pourrait être aussi un "Grenelle de la
France industrielle" : répertorier, secteurs après secteurs, tous les domaines où la France est performante, pourrait progresser, savoir pourquoi certains secteurs entiers sont
partis à l’étranger, parfois pas très loin (abattoirs, scieries, etc.). Dans sa campagne présidentielle de 2012, François Bayrou avait proposé de
lancer un plan de reconquête industrielle exactement dans le même esprit que le chantier qu’avait ouvert le Chancelier Gerhard Schröder pour relancer l’industrie allemande (avec le succès que
connaît l’Allemagne moins d’une décennie après).
Enfin, en dernier point, l’essentiel à mon sens pour les peuples et la démocratie, redonner à l’idée européenne une valeur positive et entreprenante. Depuis une dizaine d’années, servie par des responsables nationaux frileux ou maladroits, l’Union
Européenne n’a qu’un rôle ingrat de pompier dans l’immense incendie des dettes souveraines provoqués par des gouvernements nationaux inconséquents (là aussi, en bon barriste, François Bayrou avait insisté sur l’enjeu capital de la dette publique, et cela dès …2002 !).
Il faut savoir ce qu’on veut. On critique avec raison le déficit de démocratie dans le fonctionnement des
institutions européennes (pas élues directement à part les parlementaires, peu identifiables,
bureaucratiques, etc.) alors que les décisions européennes prennent une part croissante dans les
décisions nationales. De deux choses l’une : ou l’on enterre cette Union Européenne comme certains esprits forts le professent, ce qui serait une catastrophe française dans l’émergence du
monde multipolaire actuel où l’effet de taille est essentiel ; ou l’on réforme en profondeur le fonctionnement de ces institutions si décriées.
Quelle serait cette nouvelle frontière européenne ? Ce serait de franchir le "plafond de verre
démocratique" actuel. Une mesure toute simple, toute nette, mais qu’il serait très difficile à faire admettre par tous les gouvernements nationaux bien sûr : élire au suffrage universel direct à l’échelle européenne le prochain Président
du Conseil européen pour un mandat de même durée que celui du Parlement européen et lui laisser le choix libre de nommer une Commission européenne dont la composition devra être ratifiée par les
députés européens. Quand je dis "libre", cela signifie sans condition d’appartenance nationale comme c’est le cas actuellement (imaginez l’efficacité de la gouvernance française si le
gouvernement français était composé uniquement d’un ministre issu de chacune des régions françaises, le critère géographique n’étant pas forcément un critère de compétence).
Je serais d’ailleurs prêt à parier que ceux qui fustigent à longueur de propos le déficit démocratique de
l’Europe seraient les premiers à refuser une telle élection au suffrage direct…
La Nouvelle Frontière peut être, aujourd’hui, française ou européenne
Laissons Kennedy et son mythe américain aux Américains et à l’histoire du XXe siècle, et imaginons
plutôt le nouveau mythe français et européen, avec ces cinq priorités : lutte contre la pauvreté par un revenu universel inconditionnel, remise à plat du concept de citoyenneté et de
nationalité, investissement massif dans la recherche et l’innovation, Grenelle de la France industrielle et démocratisation des institutions européennes. Mais pour cela, il faudrait des
gouvernants courageux, visionnaires, créatifs et charismatiques…
Aussi sur le
blog.
Sylvain Rakotoarison (22 novembre
2013)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Discours de John F. Kennedy du 15 juillet 1960 à Los Angeles (texte
intégral).
Gerald
Ford.
Zéro pointé pour Hollande.
Nouveau monde.
Quai d’Orsay.