Un discours qui bouleversa l’Amérique : l’adresse de Gettysburg
Publié Par Edouard Chanot, le 21 novembre 2013 dans HistoireL’Amérique a fêté le 19 novembre 2013 le 150ème anniversaire du Discours de Gettysburg, prononcé par Abraham Lincoln sur le champ de bataille, quatre mois après la victoire décisive de l’Union.
Par Édouard Chanot.
Un article du Bulletin d’Amérique.
Il nous est – nous, continentaux – quelquefois difficile de saisir la grandeur de l’étranger. Au mieux savons-nous que le seizième président des Etats-Unis libéra les esclaves, libération obtenue au prix d’un conflit fratricide. Rien de tout cela ne serait très palpitant : quand bien même son œuvre serait-elle juste et bonne, n’avons-nous pas mis fin à cette ignominie dès 1848 ? Et d’ailleurs à quoi bon ? Jamais l’Amérique ne se serait, selon nous, débarrassée de ses instincts ségrégationnistes.
Mais la curiosité, nous incitant à comprendre l’Amérique telle qu’elle se comprend elle-même, devrait guider notre regard sur les quelques lignes prononcées par Lincoln en pleine guerre de Sécession. L’honnêteté fera le reste : acceptons un instant d’humilité, et accordons lui ce que nous voulons bien souvent, à savoir d’être jugés selon les meilleurs hommes que notre Nation a su produire :
Il y a quatre-vingt sept ans1, nos pères donnèrent naissance sur ce continent à une nouvelle nation, conçue dans la liberté, et dédiée à la proposition selon laquelle tous les hommes sont créés égaux.
Nous sommes maintenant engagés dans une grande guerre civile, mettant à l’épreuve l’idée que cette nation, ou toute autre nation ainsi conçue et vouée au même idéal, peut durer. Nous sommes réunis sur un grand champ de bataille de cette guerre. Nous sommes venus consacrer une partie de cette terre qui deviendra le dernier champ de repos de tous ceux qui ont donné leur vie pour que cette Nation puisse vivre. Il est à la fois juste [fitting] et approprié de le faire.
Mais, dans un sens plus large, nous ne pouvons dédier, nous ne pouvons consacrer, nous ne pouvons sanctifier ce sol. Les hommes braves, vivants et morts, qui ont combattu ici le consacrèrent bien au-delà de notre faible pouvoir de magnifier [add] ou de détracter [detract].
Le monde ne remarquera guère, ni ne se souviendra longtemps, mais il ne pourra jamais oublier ce qu’ils firent ici. Il nous appartient plutôt, à nous les vivants, de nous dédier à l’œuvre inachevée que d’autres ont si noblement entreprise. Il nous appartient de nous consacrer plus encore à la tâche qui reste devant nous – pour que nous apprenions de ces morts honorés une dévotion accrue envers cette cause pour laquelle ils se sont dévoués autant qu’il est possible – pour qu’ici nous décidions solennellement [highly] que ces morts ne soient pas morts en vain – pour que cette nation, sous Dieu, connaisse une nouvelle naissance de liberté – et pour que le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple, ne disparaisse pas de la surface de la terre2.
Ces quelques lignes, d’une étonnante simplicité, donnent à l’ensemble de la guerre civile toute sa signification. À un Sud prétextant d’une souveraineté fédérée pour imposer le positivisme – la souveraineté populaire au sein des États et donc, de facto, la tyrannie d’une majorité, – Lincoln oppose la transcendance de la dignité humaine.
À travers la simplicité du discours, le lecteur peut saisir des mots graves mais paisibles, et la métaphore filée de la naissance, inhérente à la religiosité politique américaine. Certes, il nous paraîtrait contre-intuitif d’admettre la poésie d’un tel texte, si nous nous cantonnons à une comparaison avec Le bateau ivre. Mais par poésie, nous comprenons ce que les Américains comprennent : le poète accorde une esthétique à un événement humain, et l’anoblit. Il n’imagine pas, il illustre, et par là rend accessible. La beauté sert autre chose qu’elle-même : en l’occurrence, elle permet de rompre paisiblement avec le tragique.
Le tragique résidait bien sûr dans la boucherie de la bataille mais aussi dans une sécession devenue réalité et, plus encore, dans l’intention constitutive mais non tenue de la Déclaration d’Indépendance – « Nous tenons ces vérités pour évidentes en elles-mêmes, que tous les hommes sont créés égaux », dit-elle. Les Constituants n’avaient pu, dès 1788 et du fait des circonstances, mettre à bas l’institution de l’esclavage : le défi qui s’imposait à eux était d’emporter l’adhésion d’États jusque-là souverains et craignant pour leurs prérogatives. La question de l’esclavage fut ainsi éclipsée, bien que la Norme suprême fût dotée des mécanismes susceptibles de mener à l’émancipation – puisqu’elle ne contenait aucun frein à cette dernière et ne mentionnait même pas les esclaves. Mais de nouvelles circonstances jouèrent contre le recul progressif de l’esclavage. La demande provenant d’Europe accéléra l’industrie du coton dans le Sud. En 1854, l’accord Kansas-Nebraska accorda à « la souveraineté populaire » la possibilité de trancher à l’échelle fédérée la question, permettant ainsi l’extension de l’esclavage dans les nouveaux territoires. Trois ans plus tard, la décision Dredd Scott (1857) de la Cour suprême refusa au Congrès de prohiber celui-ci dans les États. Dès lors, aucune norme n’empêchait l’esclavage de s’étendre de nouveau. Le juge Taney (« président » de la Cour) envisagea même, dans les motifs de la décision, que « le droit de posséder un esclave est distinctement et expressément affirmé dans la Constitution ».
Lincoln vint rompre avec l’inexorabilité des circonstances afin d’atteindre un Bien. L’adresse de Gettysburg l’exprime le plus clairement du monde : la guerre visait à sauver la nation américaine, en brisant la cause confédérée, celle de la loi de la majorité niant les exigences d’une démocratie libérale, et en permettant, dans l’absolu, « une nouvelle naissance de la liberté ». À la première, celle de 1776, devait succéder celle de 1865, du XIIIème Amendement prohibant l’esclavage. Ainsi Lincoln trouva-t-il les moyens de réinstaurer l’ordre national, en tant que condition culturelle désirée dans la Norme initiale, et de donner pleine mesure à la condition naturelle. Par lui, l’intention devient réalité.
En somme, ce discours dévoile l’Amérique. Et sans doute davantage.
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Sur le web.
- Lincoln renvoie ici à la Déclaration d’indépendance, non à la Constitution de 1788. Le langage est biblique. Leon Kass a renvoyé au psaume 90:10. ↩
- Traduit par nos soins. La traduction disponible sur Wikipédia s’avère insuffisamment littérale. Je prie le lecteur de pardonner mes maladresses, qui font perdre le style et le rythme du discours d’Abraham Lincoln. Nous pensons cependant rester un tant soit peu fidèles au propos de celui-ci. Notamment, traduire « under God » par « l’aide de Dieu » empêche de saisir le sens de l’égalité désirée par le seizième président des États-Unis : c’est cette soumission de l’homme au divin qui définit l’égalité entre les hommes, ainsi profondément distincte d’une tentation égalitaire. ↩