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Balbutiements chroniques, par Sophie Torris…

Publié le 20 novembre 2013 par Chatquilouche @chatquilouche

Cher Chat,

« Le langage est une peau : je frotte mon langage contre l’autre.  C’est comme si j’avais des mots

Balbutiements chroniques, par Sophie Torris…
en guise de doigts ou des doigts au bout de mes mots. »* Si j’en crois ce que dit Barthes, j’écris donc avant tout pour vous toucher.  Or, le toucher est le seul des sens qui soit réflexif.  Je peux voir sans être vue, vous entendre sans que vous ne m’entendiez, mais je ne peux toucher sans être touchée.

De nombreuses questions m’effleurent l’esprit à ce sujet.  Permettez donc, Chat, que nous tâtions le terrain ensemble.

Mon langage est donc une peau.  Une peau que j’expose.  On peut en effet supposer que toute peau d’écrivain tend à être parcourue, explorée, encerclée, embrassée, retenue.  Encore faut-il que cette peau vous touche.  Mais qu’est-ce qu’une écriture qui touche ?  Sont-ce celles qui se mettent à nu ?  N’avoir que la peau sur les mots ?  Ne peut-on alors me prendre au pied de ma lettre que dans mon plus simple appareil ?

Je ne suis pas une sainte nitouche, mais la pudeur, chez moi, est une deuxième peau.  Certes, je pourrais me glisser dans la peau d’un personnage, mais à travers lui vous mettriez quand même le doigt sur mes tumultes, non ?  Sur ma peau d’âme ?  De toutes les façons, je n’ai pas de personnage sous la main.  Et puis, je suis bien dans ma peau de chroniqueuse.  Vous me l’avez choisie juste à ma taille.  Il y a deux ans.

Il y a deux ans justement.  Je devrais commencer à toucher ma bille et vous, en me lisant, à ne plus toucher terre.  Mais, après un certain âge, ne finit-on pas plutôt par avoir trop de peau ?  À force de jouer sa peau, le mot prend de l’assurance, de l’embonpoint, de la maturité.  La peau ne balbutie plus.  Des pattes-d’oie effrontées se profilent déjà derrière mes pattes de mouche jadis timides.  Et si je perdais mon capital lexical en capitons redondants ?

Vous pouvez, cher Chat, me rassurer en me disant que le lecteur ne touche véritablement qu’avec les yeux…  Il n’en reste pas moins que l’écriture est un rêve que beaucoup caressent.  Alors, pour qu’au moins elle vous soit douce, j’hydrate, j’émulsifie, j’exfolie, je lubrifie ma syntaxe.  Mais le relâchement cutané est inexorable, non ?

Je touche le fond quand je pense qu’un jour, on mettra peut-être de l’écran total sur mes pages pour qu’elles restent blanches.  Quelle angoisse !  Je ne veux pas déjà passer la main.  Alors, comment défendre ma peau d’un désert tactile ?  Me rebeller contre ma nature et devenir une peau de vache ?  M’imposer un régime amincissant et rétrécir mes ambitions comme peau de chagrin ?  M’offrir une augmentation grammaire qui me couterait la peau des fesses ?  Ce serait chair payée !  Exhiber le Kâma-Sûtra de ma langue s’essayant à toutes les ponctuations sans penser que certaines liaisons pourraient être dangereuses ?

Balbutiements chroniques, par Sophie Torris…
Sous le bistouri de mes questions pointues, je cherche le moyen de faire peau neuve, mais les mots m’échappent.

Ne les ramassez pas, le Chat.  Après tout, je préfère toucher du bois et penser que ce sont les imperfections de ma peau-mémoire qui donnent le frisson.

Il me reste à trouver le mot de la fin qui vous laisserait sur votre faim.  Je l’ai au bout de la langue et ma langue est au bout de mes mots.  Je touche presque au but.  N’est-ce pas quand ma peau est à fleur de mots que votre bon sens capitule ?  Dites-moi que je vous ai touché et inévitablement, vous me toucherez en retour.

Sophie, peau de chroniqueuse.

*Extrait de Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes.

Notice biographique

Balbutiements chroniques, par Sophie Torris…
Sophie Torris est d’origine française, Québécoise d’adoption depuis dix-sept  ans. Elle vit à Chicoutimi, y enseigne le théâtre dans les écoles et l’enseignement des arts à l’université. Elle écrit essentiellement du théâtre scolaire et mène actuellement des recherches doctorales sur l’impact de la voix de l’enfant acteur dans des productions visant à conscientiser l’adulte. Elle partage également une correspondance épistolaire avec l’écrivain Jean-François Caron sur le blogue In absentia. (http://lescorrespondants.wordpress.com)

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)


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