Pour chaque émission je pars de ce postulat : le public ne sait rien, moi non plus, et les intellectuels et écrivains savent beaucoup de choses. Mais, ayant lu leurs livres, j'en sais assez pour être le médiateur entre l'ignorance des uns - qui ne demandent qu'à apprendre - et la connaissance des autres - qui ne demandent qu'à transmettre leur savoir. Une émission d'Apostrophes réussie est celle où les téléspectateurs étant mieux informés, plus cultivés, moins ignorants qu'ils ne l'étaient avant l'émission, éprouvent l'irrésistible envie d'en savoir plus et, pour cela, achètent et lisent les livres sur lesquels on a discouru pendant soixante-quinze minutes.
Je vous parle d'un temps que les moins de trente ans (et encore) ne peuvent pas connaître. Un temps où tous les vendredi soirs, sur le service public, on parlait culture et littérature de manière informée et informelle. Un temps où le samedi, les gens se rendaient dans les librairies pour acheter "le livre dont a parlé Pivot hier à Apostrophes". Un temps où en toute modestie un homme se faisait "l'interprète de la curiosité publique" et donnait réellement envie de lire aux gens. Un temps que je n'ai malheureusement pas connu, étant trop jeune à l'arrêt d'Apostrophes ; en revanche, j'ai souvent regardé sa petite soeur, Bouillon de culture. Et j'aime beaucoup ce livre, où Bernard Pivot nous parle, à travers les questions de Pierre Nora, de son amour de la littérature.
Il s'agit donc d'un entretien en deux temps, suivi d'un abécédaire. Pivot y revient sur ses années d'Apostrophes. Il y parle de son amour de la lecture (en moyenne dix heures par jour !) et des livres qui colonisent peu à peu mais implacablement tous les recoins de sa maison, de son admiration pour les écrivains, de sa passion pour son métier. Il y raconte quelques anecdotes amusantes, nous explique comment il travaillait (lecture, relectures, fiches), se souvient avec émerveillement de certaines rencontres marquantes. Le tout avec une grande modestie, particulièrement agréable, alors même qu'on ne peut pas nier l'influence d'Apostrophes sur les ventes en librairie !
C'est donc un livre très agréable à lire et à relire, on y sent tellement bien la jubilation de celui qui n'aime rien tant que de passer ses journées en compagnie des livres, et qui en rend compte avec une grande justice et une grande acuité, sans pédantisme, sans a priori.
Et le hasard a voulu qu'alors que j'achevais de relire ce texte, Babelio et l'INA se sont associés pour rendre plus facile l'accès aux archives de l'émission. Une occasion de voir et d'entendre quelques unes des figures marquantes de la littérature du XXème siècle, par exemple Roland Barthes, venu parler des Fragments d'un discours amoureux à l'occasion d'un numéro dont le thème était... l'amour, bien sûr : c'est ici que ça se passe !