La conscience libre n'est pas un espace morne, sans pensées ni sentiments. Elle est libre de leur emprise. Comme un regard panoramique, ouvert, qui ne s'arrête à rien.
Comment ?
Il y a deux sortes de pensées : les pensées parasites qui viennent d'elles-mêmes, et les pensées que l'on pense volontairement. Il faut distinguer "penser" du fait d'entendre des pensées, des bribes de discours qui vont et viennent.
Quand on prend conscience du discours intérieur volontaire, on peut arrêter de penser, arrêter de discourir en son for intérieur. Faire silence. Ce n'est pas bloquer, ni supprimer les pensées. Les pensées involontaires se poursuivent en effet plus ou moins. Mais on peut, assurément, cesser de penser.
Se fait alors un silence des autres pensées. Comme si, prenant conscience du brouhaha et prise d'un sentiment de honte, elles se taisaient à leur tour. Leurs voix ne se taisent pas complètement, et leur concert se fait plus ou moins entendre selon les circonstances. Seulement, elles passent au second plan : elles ne violent plus le silence, mais semblent le mettre en valeur, comme les ondes au sein d'une eau claire.
De plus, l'acte de penser, de réfléchir, gagne en clarté. On pense moins peut-être, mais mieux. Avec plus de précision, de force, de fluidité aussi. Cela se comprend : un musicien qui ne s'entend pas jouer ne peut jouer. Dans le silence, l'écoute s'éveille. La musique la prolonge, comme la forme révèle la matière.
Les pensées vivent dans un silence vivant, lucide, fin, net, franc, libre des pensées et disponible pour penser. De même que l'orchestre ne peut commencer à jouer que dans le silence, l'âme ne peut penser que dans l'écoute. Les pensées sont peut-à-peut mises à l'unisson du silence, naturellement, et l'acte de penser jaillit comme un poisson hors de l'eau : scintillant, frais, précis.
La méditation ne consiste donc pas à bloquer les pensées. Ni à renoncer à penser. Mais à cesser de penser, comme on relâche sa main. Dans ce silence la conscience se reconnaît elle-même : silencieusement, elle reconnaît qu'elle est, sans effort à fournir, tout ce à quoi elle aspire, et qu'elle croyait être lointain : amour, félicité, paix, intelligence, Dieu, Bouddha...
La méditation n'est pas non plus une introversion, un endormissement. Il est vrai qu'il n'est pas nécessaire de faire attention à quelque chose. La méditation est détente. Et cette détente consiste à détendre l'attention, le regard, habituellement prisonnier des choses.
Il arrive que l'on s'endorme, que les formes et les pensées disparaissent : mais ce n'est pas l'effet de la méditation. Plutôt de la fatigue. Si cela se produit, inutile de lutter. L'objet - sensations, sentiments, pensées - s'estompent -, mais l'espace cristallin demeure. Intangible, indicible, il est, sans être ceci ou cela.
Le silence est favorable à la reconnaissance. Mais il n'est pas la reconnaissance. Chaque nuit, je m'endors : moi, le monde et tout le reste disparaissons dans un... néant ? indescriptible. Pourtant, cela m'apporte du repose certes, mais pas la paix qui ne passe pas, la reconnaissance, l'éveil.
C'est que la reconnaissance n'est pas une simple expérience de silence, mais le fait de rapprocher ce silence de ce que l'on sait être le meilleur : Dieu, l'harmonie, l'épanouissement, le bonheur ou que sais-je. La reconnaissance, c'est reconnaître la beauté, la bonté, la valeur, la richesse infinie du silence. C'est le silence qui s'éveille à son inépuisable vertu. Voilà pourquoi beaucoup ne s'éveillent pas dans le silence : le silence, en effet, est une expérience relativement courante - comme intervalle entre deux pensées, où lors d'une surprise, d'un éternuement, etc. Mais comme l'expérience brute n'est pas réfléchie, elle apporte un peu de calme, un certain étonnement parfois, aussitôt étouffé par le bavardage mental.
L'expérience brute ne suffit pas. Le silence est : mais tant que cela n'est pas reconnu, cela ne nous remplira pas de joie, de sérénité, de détente, de liberté. Certains écoutent le silence entre deux pensées, deux respirations. Mais ils demandent : "Et alors ?" D'autres voient l'absence de visage au-dessus des épaule. Mais ils trouvent que cela est sans valeur. D'autres attendent, sans penser, dans une sorte de blanc, en attendant que "quelque chose se passe". Les années passent, ils passent. Oh oui. Mais leur cœur ne trouve pas la plénitude à laquelle ils aspirent. Parce qu'il faut faire silence. C'est vrai. Mais avec intelligence, sans s'interdire de penser. Sans silence, je ne peux écouter ni entendre la réponse. Mais sans penser, je n'aurais que le vide sans la plénitude.Deux citations de traditions qui me tiennent à coeur : la Grande Complétude et la Reconnaissance. D'abord cette description, fameuse à juste titre, d'un aristocrate tibétain :"Voici, en peu de mots, comment mettre le doigt sur le point essentiel. Lorsque les pensées passées ont cessé et que les pensées futures n'ont pas encore surgit, n'y a-t-il pas, dans cet intervalle une perception du présent, une fraîcheur claire, éveillée, nue, qui n'a jamais changé, ne serai-ce que d'un cheveux ? Voilà ! Cela, c'est l'état naturel de la conscience éveillée.Or cet état ne durera pas : une pensée ne surgit-elle pas soudain ? C'est le pouvoir de manifestation même de la conscience éveillé. Mais si vous ne le reconnaissez pas comme tel dès que surgit une pensée, et si les pensées ordinaires se mettrent à proliférer, c'est ce que l'on appelle "l'enchaînnement de l'illusion", la source même du samsara.Si, au moment même où les pensées surgissent, vous vous contentez de les reconnaître en les laissant à elles-mêmes, sans que d'autres viennent s'y greffer, toutes les pensées se libéreront naturellement et sans difficulté dans l'espace de la conscience éveillé du corps absolu." (trad. M. Ricard, Chemins spirituels, p. 273)Et un yogi du Cachemire :
"Ce dont surgit la (pensée) suivante pour qui est occupé à une pensée, c'est l'éveil qu'il faut reconnaître. On doit le reconnaître par soi-même." (Stances sur la vibration, 9)
Quand je dis "penser", ce n'est pas nécessairement et toujours discursif, avec des mots intérieurs. Cela peut-être une intelligence intuitive, qui pense, mais sans mots, sans articuler.
Et, bien sûr, ce que j'entends par "silence" est exactement l'absence de visage ici, au-dessus des épaules, en cet instant. Voir que personne ne voit. Entendre que personne n'entend.
Je ne suis pas une personne. Je suis ce silence introuvable, évident. Ni caché à l'intérieur, ni perdu à l'extérieur, je ne suis pas une chose, dotée d'un centre et d'une frontière. Comme l'espace, je n'ai ni haut ni bas. Me voir, c'est voir qu'il n'y a rien. Absence vivifiante comme aucune chose. Penser n'est pas un objet : c'est ma nature, un seul mouvement. Les pensées sont des objets : des vagues, de l'eau versée dans de l'eau, tracées-effacées, lumières sur lumière.
Une illustration sonore de tout ceci. Chœur harmonique de David Hykes :