Quatrième de couverture :«Depuis que je suis parti de la maison de santé mon état ne s'est pas amélioré. J'ai essayé toutes choses : travail, exercices divers, repos, ce travail du cerveau est toujours là, élancement, persécutions, craquements, coups, ronflements, insomnies m'enlevant l'aptitude au travail... Or je n'ai pas de situation personnelle et il m'est impossible en cet état de gagner ma vie. Comme vous m'avez conseillé monsieur le docteur de m'adresser à mon député pour un secours, je viens d'être forcé de le faire. Il trouve ma demande parfaitement justifiée et me demande de produire un certificat médical attestant mon état nerveux d'origine de guerre.» Le caporal Daniel D. écrit ces mots en août 1917 au médecin-chef de l'asile d'Alençon. De l'homme de troupe jusqu'à l'officier, ils sont des milliers à souffrir de troubles du comportement ou à revenir délirants du front. Comment interpréter et prendre en charge cette vague inédite de symptômes variés ? Ces hommes dont certains passent en conseil de guerre et d'autres échouent à l'asile sont-ils des déserteurs, des victimes de l'artillerie moderne ou bien des malades mentaux ? La guerre peut-elle vraiment rendre fou ? Se fondant sur des documents inédits, puisés dans les archives des établissements psychiatriques, Hervé Guillemain et Stéphane Tison font entendre la voix de ceux qui furent brisés par la guerre, les difficultés des familles et la difficile reconnaissance de ce que l'on nomme aujourd'hui le traumatisme de guerre. Des récits vrais, bouleversants dans leur simplicité et leur sobriété, rythment l'enquête. Ils montrent l'ampleur du défi auquel furent confrontés psychiatres et militaires.
Extrait Combien d'Albert encore présents entre les murs de l'asile après cette autre guerre ? Les soignants de 1946, marqués par les privations du long conflit qui vient de s'achever, prenant parfois en charge les déportés de retour des camps, peuvent-ils entendre le discours de cette femme qui enracine le mal de son époux dans un événement si lointain ? La découverte d'un carton d'archives contenant des dizaines de livrets militaires dans le fonds d'un hôpital psychiatrique de l'Ouest était pour nous un indice évident de ce fait historique méconnu : un quart de siècle après la fin de la Grande Guerre, de nombreux soldats ayant combattu sous l'uniforme des Poilus vivaient toujours dans les pavillons des hôpitaux psychiatriques français. Pour d'autres anciens combattants, les événements de la vie rouvrent leurs fractures passées et les ramènent épisodiquement à l'hôpital. Interné à deux reprises pendant la Grande Guerre, Raoul B., prisonnier pendant plus de trois ans, pensionné militaire pour troubles mentaux liés aux combats, rechute peu après le décès de son épouse, dans les années 1930. Il rentre une nouvelle fois chez lui, après un an et demi d'hospitalisation, au moment où l'armée allemande pénètre en Pologne en septembre 1939. Mais ceux dont la trace est la plus visible dans l'institution sont plutôt les anciens Poilus dont le séjour asilaire s'est prolongé continûment. François B. a peut-être côtoyé les deux patients cités précédemment avant sa sortie de l'hôpital psychiatrique, en 1946 ; cependant, son parcours est très différent du leur. Mobilisé en 1914, interné d'office en 1917 et titulaire d'une pension d'invalidité pour troubles psychiques, il a vécu trente années sans discontinuer dans l'asile d'aliénés du Mans. Au sein de la 4e région militaire, les asiles d'Alençon et de Mayenne, pourtant éloignés eux aussi du front, sont confrontés au même phénomène. Entre 1945 et 1948, Émile C, Louis B. et Fernand M. achèvent un séjour de plus de trente ans à l'asile de la Mayenne. Dans les foyers de ces soldats, la Grande Guerre est la source d'une catastrophe familiale progressivement déniée par la société, qui reste marquée par le souvenir de l'hécatombe. En effet, les années passant, l'État, après avoir reconnu officiellement en 1919 l'existence de tels troubles mentaux dans le cadre de la nouvelle loi sur les pensions, paraît en refouler le souvenir. C'est ce qu'illustre le cas du soldat Victor P., décédé à l'asile d'Alençon en 1941. «Classe 1896» rappelée sous les drapeaux en 1914, l'homme est interné sans discontinuer depuis 1915. S'il a visiblement peu combattu, l'État et les médecins considèrent cependant que, ses idées délirantes s'étant aggravées avec le service, le droit à une compensation financière pouvait lui être accordé. S'il est, dans un premier temps, pensionné à 100 % à «titre définitif», selon les termes administratifs en vigueur, sa situation sociale se dégrade année après année. La partie supérieure de la couverture de son dossier, envahie de mentions biffées, porte les stigmates de ce déclin : «pensionnaire de 3e classe» en 1920 - c'est-à-dire plutôt privilégié dans son régime alimentaire et domestique -, Victor P. n'est plus considéré que comme «indigent» après 1936, ce qui signale un recul réel de sa condition dans l'asile.