Billet de Maestitia, par Myriam Ould-Hamouda…

Publié le 19 novembre 2013 par Chatquilouche @chatquilouche

Elle est là.  Je savais qu’elle serait la première à venir ici.  Valentine.  Ma Valentine.

Elle et moi avons toujours été très proches.  C’est un lien particulier qui s’est tissé entre nous dès le début.  Un lien fort et indéfectible.  À l’époque, nous étions tous deux en Fac de lettres.  C’était une artiste.  Elle écrivait depuis longtemps des chansons qu’elle se plaisait à semer dans les couloirs du métro, maniant à merveille cette guitare dont elle ne se séparait jamais.  Elle disait toujours que la véritable richesse ne se trouvait pas dans une poignée d’euros, mais dans le sourire des passants.  C’était une rêveuse, malgré les barrières que la vie avait pu mettre sur son chemin.  Et, moi qui étais beaucoup plus terre à terre et suivais, sans sourciller, le même chemin que papa/maman – devenir professeur – j’admirais cette fille-là.  Elle me fascinait, même.  Parce qu’elle avait cette force que je ne connaîtrais jamais : celle d’assumer ses choix et ses envies.  Moi, j’avais opté pour la facilité : suivre les chemins fléchés.  J’avais même réussi à me persuader qu’il s’agissait là d’une décision que j’aurais prise.  Mais je crois malheureusement n’avoir jamais pris aucune décision dans ma vie.  Triste pantin d’une vie qui ne m’appartenait pas.  […]

Et cette vie avait souvent tenté de nous éloigner.  Elle et moi.  Lorsqu’elle a préféré arrêter les études.  Lorsque j’ai quitté notre Lyon pour poursuivre, sans relâche, les rêves de papa/maman, dans cette école qu’ils avaient eux-mêmes intégrée.  Lorsqu’elle est partie faire le tour du monde.  Lorsque je me suis marié avec Annie.  Lorsqu’elle a mis au monde son adorable Clara.  Toute seule.  Mais la vie ne savait vraisemblablement pas à qui elle s’adressait.  Valentine et moi avons toujours su nous retrouver, sur un bas-côté de cette autoroute, pour chaque grande bifurcation de nos vies respectives.  Plus complices, plus unis que jamais.  Et j’avais beau m’être uni avec une autre, je savais pertinemment qu’aucune femme ne compterait jamais plus pour moi que Valentine.  Ma Valentine.

Je l’entends, à côté de moi.  Valentine.  Ma Valentine.  Murmurer à un quelqu’un quelconque quelques mots inaudibles.  Respirer un peu trop fort.  Attendre que la porte claque pour me parler.  À moi.  Rien qu’à moi.  Avec ses mots vrais et sa joie de vivre.  Alors mon James, qui aurait cru qu’on se retrouverait ici, toi et moi ?  On avait pris l’habitude de nos rendez-vous dans les chemins escarpés, les terres en jachère, les forêts préservées… et voilà que tu m’emmènes ici !  Tu le sais, hein, mon filou, que tu pourrais m’emmener où tu veux.  Et tu en profites, mon salaud.  Tu sais, je voulais te dire…  Je retiens une larme.  La porte à nouveau claque.  C’est Annie qui vient, à son tour, d’entrer.  Elle lance un regard noir à ma Valentine.  Elle ne l’a jamais appréciée, cette « meilleure amie » que je n’avais cessé de glorifier.  Je crois qu’elle a senti dès le début ce lien particulier entre elle et moi.  Ce lien bien plus solide qu’un oui devant Monsieur le Maire.  Parce qu’avec Annie nous avons dit ce fameux oui, mais tout en étant conscients que le divorce pourrait un jour nous libérer de cet engagement.  Au cas où.  Entre Valentine et moi, c’était un engagement à la vie à la mort.

 Je les entends, à côté de moi.  Valentine et Annie.  Se toiser sourdement.  Se détester clandestinement.  Je ne sais ce qui a bien pu pousser Annie à me rejoindre ici aujourd’hui.  Il faut dire qu’entre nous, depuis un siècle déjà, une tension indicible s’amusait à nous éloigner, petit à petit, sans même que l’on ne s’en aperçoive réellement.  Elle avait déjà des rêves de grands à deux.  Construire une maison.  Fonder une famille.  Alors que moi je n’avais jamais pu réaliser mes rêves de gosses à moi.  Vivre ma vie, tout simplement.  Elle avait rejoint le prochain carrefour, sans moi, et feignait vouloir attendre la tortue que je suis.  Sachant pertinemment que mon prochain carrefour à moi ne serait probablement pas celui-ci.  Mais j’étais le prince charmant de ses rêves de gosses à elle.  Celui qui l’avait conduite devant Monsieur le Maire.  Alors elle attendait beaucoup de moi.  Beaucoup trop, peut-être.

[…] La porte à nouveau claque.  Et je les entends, à côté de moi.

— Bonjour mesdames.

— Docteur…

— Bon.  Je vais être honnête avec vous.  Monsieur Conley est actuellement plongé dans un coma profond.  Je ne peux pas vous assurer, pour l’heure, qu’il en sortira un jour.  Mais ce qui est certain, c’est que s’il en sort un jour, il ne sera plus celui que…

Et je l’entends, cette Annie, le couper pour prononcer ces abjects mots :

— Docteur, je suis sa femme.  Je vous en prie, faites tout ce que vous pouvez pour le sauver.  Il doit vivre, mon James.  Vous savez, j’ai tellement besoin de lui…

Et je l’entends, ma Valentine, lancer cette bouteille à la mer :

— Annie, je pense et suis persuadée que James n’aurait jamais souhaité ça.  Ne pensez-vous pas qu’il serait plus humain de le laisser partir tranquillement ?

Et je les entends, les deux, se crêper soudain le chignon :

— Mais que savez-vous de ce que souhaitait mon mari ?

— Ne le prenez pas mal, Annie, mais nous avons beaucoup parlé depuis que nous nous connaissons, lui et moi.  Je sais qu’il donnait son sang.  Je sais qu’il souhaitait faire don de ses organes à sa mort.  Je sais qu’il souhaitait être incinéré.  Et que ses cendres soient jetées dans l’océan.  Je sais qu’il aimait vivre.  Mais pas à n’importe quel prix.  Je sais qu’il souhaitait un jour enfin être maître de sa vie.  Et que, de ce fait, la dépendance aurait été la pire souffrance qui aurait pu lui être infligée.

— Vous ne savez rien du tout.  Et, je vous en prie, cessez de parler de lui au passé.  Mon James souhaite avant tout fonder une famille.  Et cette famille, pour l’instant, c’est moi.  Je sais qu’il ne supportera pas de me laisser seule face à tout ça.  Je sais qu’il veut être là pour moi, pour nous.  Et avancer.  Et construire, sans relâche.  Et moi.  Moi, je serai là pour l’y aider le temps qu’il faudra.  Moi, je serai là pour lui.

— Annie, je ne suis pas sûre que…

Et je l’entends, à côté de moi.  Ce choix qui me file sous les doigts :

— Docteur, sauvez mon mari…  S’il vous plaît.

— Bien Madame.

Et je m’entends, leur hurler, ce cri inaudible :

— NON !!!  Non, je ne veux pas vivre encore si c’est en un corps mort.  Non, je ne veux pas que d’autres prennent cette décision critique à ma place.  Non, je ne veux pas passer à côté de ma vie, encore une fois.  Non, je ne veux pas laisser encore le monde choisir à ma place de ce qui serait bien pour moi.  Non, je ne veux pas !

Ce cri inaudible qui s’évapore dans l’atmosphère.

Notice biographique

Myriam Ould-Hamouda (alias Maestitia) voit le jour à Belfort (Franche-Comté) en 1987. Elle travaille au sein d’une association pour personnes retraitées où elle anime, entre autres, des ateliers d’écriture.  C’est en focalisant son énergie sur le théâtre et le dessin qu’elle a acquis et développé son sens du mouvement, teinté de sonorités, et sa douceur en bataille — autant de fils conducteurs vers sa passion primordiale : l’écriture. Elle écrit comme elle vit, et vit comme elle parle.  Récemment, elle a créé un blogue Un peu d’on mais sans œufs, où elle dévoile sa vision du monde à travers ses mots – oscillant entre prose et poésie – et quelques croquis,  au ton humoristique, dans lesquels elle met en scène des tranches de vie : http://blogmaestitia.xawaxx.org/

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)