La beauté, quand elle s'en vient vers nous, ne s'embarrasse jamais de prévenir, c'est à nous d'être prêts, et souvent nous ne savons pas la voir, parce qu'elle n'est pas à la place où nous l'attendions.
Carole CHOLLET-BUISSON
Couchant sur pylônes
9 octobre 2013
Lors de notre rendez-vous du 5 mai 2009, j'avais eu l'occasion d'énoncer pour vous, amis visiteurs, quelques considérations introductives à propos de ce qu'il est convenu d'appeler, dans le vocabulaire des égyptologues, des "modèles". Autorisez-moi à ne point me répéter et à conseiller à ceux d'entre vous que le sujet pourrait intéresser, de relire cette intervention et, éventuellement, celles qui ont suivi, répertoriées ci-après.
En vue d'accroître le corpus des petits monuments que j'avais alors évoqués quelques semaines durant, - les maquettes de scènes de labour, de greniers, les statuettes de bovidés -, je voudrais ce matin, partir à la rencontre de trois figurines que vous apercevez de quelque côté que vous vous placiez, posées les unes derrière les autres au sommet du panneau intérieur scindant véritablement en deux parties distinctes la vitrine 6 de la salle 5 du Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre.
Elles entrèrent dans les collections en 1947 pour l'une (E 17238) - la dernière de la rangée -, et en 1951 pour les deux autres (E 25212 et E 25213), suite aux donations accordées par le gouvernement égyptien du roi Farouk en partage des fouilles successivement menées par Raymond Weill de 1946 à 1948 et par Jean Vercoutter en 1950 et 1951 sur le site de Kom ed-Dara, en Moyenne-Égypte, entre habitations et terres cultivées des villageois de l'époque et hautes terrasses du désert libyque.
Là, dans une imposante nécropole, s'alignent notamment des mastabas rectangulaires de briques crues ayant vraisemblablement appartenu à des fonctionnaires subalternes de la VIème dynastie, voire du tout début de la Première Période Intermédiaire (P.P.I.), dans lesquels un puits, - le plus profond atteignait 12,50 mètres -, menait à une chambre sépulcrale voûtée. A l'intérieur, les deux égyptologues qui s'y sont succédé mirent au jour, parmi les pièces d'un mobilier funéraire non négligeable heureusement délaissé par les pillards, les trois domestiques que nous apercevons ici à l'oeuvre.
Un brasseur tout d'abord (E 25212),
en calcaire légèrement sableux peint par endroits, exhumé par Jean Vercoutter le 25 janvier 1951 des déblais provenant de la chambre 10 du mastaba III où les voleurs l'avaient jadis abandonné, l'estimant vraisemblablement peu lucratif à emporter.
Derrière lui, une première meunière (E 25213),
sculptée dans le même matériau, présentant également des parties colorées, repérée déjà par Jean Vercoutter quelques jours auparavant, le 31 décembre 1950, devant l'ouverture de la porte de la chambre 2 du même mastaba III, ignorée elle aussi qu'elle fut par les pillards antiques.
Terminant l'ensemble, en troisième position donc, bien qu'étant arrivée au Louvre la première comme en atteste son numéro d'inventaire (E 17238), une seconde meunière
toujours en calcaire sableux mais quant à elle découverte par Raymond Weill dans le fond du puits A du mastaba I.
Malaxant, pressant, broyant, brassant, inséparables les uns des autres, - vous en regardez un, vous apercevez la silhouette de ses deux partenaires -,immanquablement associés dans leur tâche journalière comme dans leur éternité qui les mena jusqu'à nous, ces trois serviteurs en pleine action, aujourd'hui engrillagés au Louvre - image métaphorique quasiment subliminale de la prison que peut, pour certains, paraître le labeur au quotidien - méritent grandement que nous les prenions en considération.
Comparés à la statuaire de l'Ancien Empire à laquelle nous sommes habitués, ces trois personnages se démarquent par une évidente faiblesse d'exécution dont les égyptologues rendent la situation ambiante responsable, partant du principe, déjà ici souvent invoqué, que l'art égyptien constitue l'image spéculaire de l'histoire du pays. En effet, à une carence de l'autorité royale, à une instabilité politique, à des désordres sociaux correspondait un savoir-faire en régression - ce fut le cas à partir de la VIème dynastie précisément et pendant la P.P.I. qui s'ensuivit -, tandis qu'aux époques de stabilité intérieure réapparaissaient des oeuvres beaucoup plus élaborées, beaucoup plus riches. Ce sera plus tard le cas de celles du Nouvel Empire.
Nonobstant cette indéniable simplification de leur aspect général, il n'en demeure pas moins que la gestuelle de nos trois personnages au travail, aussi "grossièrement" rendue qu'elle apparaisse, est éminemment porteuse d'une lourde signification sociale, nous permettant d'appréhender tout le poids de leur condition de laborieux.
Ces rondes-bosses se démarquent également par le thème exprimé : vous aurez noté qu'elles ne représentent nullement un défunt, propriétaire de la tombe, mais des gens exécutant une tâche ; domesticité qui, je le rappelle incidemment, fondait aux dynasties précédentes la thématique de très nombreuses scènes gravées en bas-relief et de plus rares qui, comme chez Metchetchi par exemple, étaient peintes sur les parois des chapelles funéraires.
Même si certaines figurines semblables peuvent ici ou là nommément être identifiées - je pense entre autres à une meunière du Musée du Caire, (JE 87818) provenant du mastaba d'un certain Ankhtef, à Gizeh, qui n'immortalise pas une de ses servantes mais bien son épouse en son rôle de maîtresse de maison responsable de l'alimentation familiale -, je précise que nos trois exemplaires n'incarnent en rien une quelconque personne réelle, qu'ils ne présentent aucunement des portraits individualisés : considérez-les en tant que membres anonymes d'une catégorie sociale que l'artiste a côtoyée et à laquelle il a voulu rendre hommage ; considérez-les aussi - et surtout ? -, en tant que figuration d'une action générique dont, par sa seule présence, cette domesticité assurait journellement les produits à un maître, pour son éternité post-mortem ; pain et bière, ici, en l'occurrence.
Au sein de ce petit monde de meunières et de brasseurs, voulez-vous me retrouver, amis visiteurs, plusieurs semaines encore ?
A mardi ... peut-être.
(Vercoutter : 1952, 98-107 ; Wildung : 1985 ,14-5 ; Ziegler : 1997, 236-48)