The Act of killing, de Joshua Oppenheimer, était projeté au Saint-André-des-Arts le 14 novembre dans le cadre du festival Cinéma et droits humains.
Le documentaire de Joshua Oppenheimer donne la parole aux meneurs de la violente répression qui eut lieu en 1965 en Indonésie, suite à un coup d'état manqué des communistes. Ces anciens bourreaux, qui ont torturés ou tués des centaines de milliers de personne, sont aujourd'hui traités comme des héros dans leur pays. L'originalité du film est d'être fait avec eux, leur point de vue étant recueilli et traité comme sujet du film, sans commentaire ni zèle excessif dans la prise de distance. Il leur est même demandé, pour illustrer ce qui s'est passé, de rejouer leurs actes de barbarie.
Si le film est si dérangeant, c'est qu'il va systématiquement contre ce qu'on a l'habitude de voir quand il s'agit de filmer l'infilmable. En premier lieu, contre une sobriété formelle qui est généralement de mise : la morale étant affaire de travelling, il est recommandé d'éviter les procédé de représentation, de se taire devant l'indicible ("l'éthique de
l'irreprésentable" dont parle cet article de G. Orignac). Avec ses passages oniriques et ses quelques scènes aux limites du soutenable, The Act of killing est aux antipodes de cette pudeur de bon aloi. Deuxième point sur lequel le film déjoue les conventions du genre : le procédé de départ, consistant à impliquer activement les personnages filmés dans un jeu théâtral. Non content de ne pas
proscrire les effets de mise en scène, Joshua Oppenheimer en fait même le sujet
de son documentaire : la caméra est moins là pour observer que pour provoquer des situations spectaculaires. Enfin, le troisième présupposé que le film renverse complètement, c'est l'idée que le devoir de mémoire est avant tout l'affaire des victimes, que l'oubli et le mensonge sont les complices du mal initial de la même manière que la vérité est l'alliée du bien. On rencontre avec effroi, dans The Act of killing, des bourreaux soucieux de témoignage authentique et des sadique pointilleux sur la reconstitution de la vérité historique. Le devoir de mémoire se travestit sous nos yeux en célébration maléfique.
Le mérite le plus évident du geste de Joshua Oppenheimer est de révéler par l'absurde l'impunité dont bénéficient en Indonésie ces criminels, pourtant reconnus comme tels. Absurdité qui confine parfois au comique, dans ces scènes de rue où la population aide joyeusement à rejouer une atrocité, ou sur un plateau de télévision, où les personnages du films sont interrogés en grands témoins de leur temps. Mais plus intéressante encore est l'hésitation des bourreaux quant à la position à adopter face à ce passé qu'on leur demande d'exhumer. Le discours du personnage principal, par exemple, fluctue de la vantardise à la nausée, quand il ne tourne pas autour de ses mauvais rêves. Par la mise en scène, il est toujours en train d'évaluer la possibilité de mettre à distance ou au contraire d'épouser précisément ses gestes passés. Le théâtre et le cinéma sont autant d'occasion de mettre la reconnaissance de soi à l'épreuve de la représentation. Les reconstitutions sont peu à peu entourées d'un flou artistique quant aux intentions réelles des metteurs en scène - les anciens tortionaires, qui veulent dans le même temps illustrer leur cruauté et préserver leur image; mais aussi l'auteur du documentaire, qui est dans la position délicate de l'observateur embarqué. Ce flottement du point de vue envahit le film, et donne des scènes de plus en plus irréelles. La question du mal prend alors les attrait d'une danse grotesque et fascinante, qui reste pour toujours sans réponse.