C’est peu de dire que la nature abordée par des journalistes non spécialisés est souvent « maltraitée ».
par Jean-Claude Génot
Ce traitement des questions de nature par les médias a été analysé de façon très précise aux Etats-Unis pour le sujet de controverse le plus intense de l’histoire environnementale du pays, à savoir la protection de la chouette tachetée dans les forêts anciennes du nord-ouest (voir mon livre La nature malade de la gestion).
Cette chouette qui vit dans les dernières forêts anciennes des Etats-Unis est devenue dans les années 1990 le symbole de la défense de ces forêts face à l’industrie forestière. Les journaux ont principalement traité ce sujet en le polarisant sur le conflit entre les industriels et les défenseurs de la chouette, le réduisant au choix cornélien « chouette ou bûcheron ». Une analyse des sources de 198 articles traitant du sujet dans 11 journaux parus dans les années 1990 a permis de faire le constat suivant :
- pour 110 articles, les sources venaient de l’industrie forestière,
- pour 67 articles des défenseurs de la chouette
- et seulement pour 14 articles de sources scientifiques.
Alors que les experts économiques reconnaissaient que le déclin de l’industrie forestière était amorcé bien avant la « crise de la chouette », les journaux continuaient de se focaliser sur le conflit en entretenant l’idée plus spectaculaire qu’il fallait choisir entre la chouette ou le bûcheron. Il est clair que la tendance au spectaculaire conduit les journaux à montrer les conflits, quitte à les entretenir, plutôt qu’à présenter une réalité toujours plus complexe qu’il n’y paraît pour mener vers des solutions. Les sources scientifiques moins engagées et peu manichéennes s’accordent mal avec la tendance de trop nombreux médias à se focaliser sur la confrontation des forces en présence.
Les commentaires accompagnant le titre soulignent d’emblée la volonté de parler du loup sous un angle défavorable, avec un sous-entendu à peine voilé : « il vient d’arriver dans le Gévaudan… », ancien nom du département de la Lozère où a sévi la fameuse « bête » tueuse au XVIIIe siècle, faisant un lien évident entre le loup et la « bête ». Puis vient immédiatement le bilan attribué aux 300 loups, à savoir 5.000 ovins tués. Aucune source d’information citée à propos de ces chiffres, notamment les 300 loups, alors qu’il est bien difficile de trouver une estimation précise de la population sur le site du Ministère de l’écologie, chargé du suivi des grands prédateurs via l’Office National de la Chasse et de la Faune Sauvage. En effet, les derniers chiffres font état de 31 zones de présence permanente du loup, dont 21 avec reproduction. Si l’auteur avait consulté ce site, il y aurait découvert que le nombre d’animaux domestiques tués par les loups s’élève à 6.102 à la fin 2012. Certains pourraient dire que nous ne sommes pas à 1.000 ovins près. Et bien si, car 1.250 ovins sont tués annuellement par les chiens divagants (chiffre également indiqué sur le site du Ministère). Certes, vous me direz que les chiens errants tuent moins que les loups et doivent probablement être plus nombreux. Mais le nombre de victimes par attaque est plus faible pour les loups (2,7) que pour les chiens errants (3,8), encore une donnée du Ministère de l’écologie. Enfin, il aurait été intéressant que l’auteur mette le chiffre des déprédations des loups en perspective avec les 500.000 ovins présents dans leurs zones de présence.
Le manque de rigueur se révèle dans une autre partie du titre : « le Canis lupus prolifère ». Notre ami journaliste ignore que le verbe proliférer, « se multiplier en abondance rapidement » (voir Le Petit Robert), s’applique à certains insectes, aux micro-mammifères ou au lapin, mais jamais aux super-prédateurs dont le taux de reproduction est plutôt faible et qui sont limités par le nombre de leurs proies et par une forte concurrence territoriale. Voici donc la progression démographique du loup qui fait les gros titres : 300 individus en à peine 25 ans ! Dans le même temps, la population humaine s’est accrue en France d’environ 7 millions d’habitants. Enfin, le gros titre « La fable du gentil loup, ça suffit ! » tombe un peu à plat car dans l’inconscient collectif, c’est plutôt le mythe du grand méchant loup qui marque les esprits !
L’article est centré sur le « complot » de l’administration et de militants pro-loup qui connaissaient la présence du prédateur dans le Mercantour avant la date officielle d’annonce en 1992. Quel scoop ! Avant de savoir si une espèce s’installe définitivement sur un territoire donné, mieux vaut attendre de savoir combien il y a d’individus et si ces individus sont capables de se reproduire ou non. Pour une espèce difficile à approcher comme le loup, mieux vaut prendre ses précautions avant justement de crier au loup !
L’article nous dit que le loup est arrivé en bordure du parc national du Mercantour dès 1987. Entre cette date et 1992, si les loups avaient été nombreux, ils auraient déjà fait parler d’eux au-delà du cercle des protecteurs de la nature. Le complot en question consistait selon l’auteur à ne pas révéler tout de suite le retour du loup et à « verrouiller son annonce ». Tout cela pour faire prendre un arrêté du 21 mai 1992 paru au Journal Officiel qui inscrit le loup sur la liste des animaux à protéger.
Ce que notre journaliste oublie de dire, c’est que le loup était déjà inscrit sur l’annexe 2 de la convention de Berne de 1979 comme « espèce strictement protégée », convention ratifiée par la France le 31 décembre 1989. Difficile de croire que cette ratification ait été faite uniquement pour le loup, tant le nombre d’espèces protégées par cette convention concernant la France est élevé. Quant à la date du 21 mai 1992, c’est celle de la parution de la Directive Habitats n°92/43 de l’Union Européenne qui a donné au loup le statut « d’espèce d’intérêt communautaire prioritaire » devant être protégée. Complot de l’Europe ? Si la France a pris un arrêté, c’est pour être en conformité avec cette directive européenne. De toute façon, l’article 16 de cette directive permet de déroger à ce régime de protection « à condition qu’il n’existe pas une autre solution satisfaisante et que la dérogation ne nuise pas au maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle, […] pour prévenir des dommages importants notamment aux cultures, à l’élevage, aux forêts, aux pêcheries, aux eaux et à d’autres formes de propriété ».
Depuis janvier 2007, le Guide interprétatif sur la protection stricte des espèces animales d’intérêt communautaire par la Directive Habitat 92/43/CEE valide la possibilité de mettre en œuvre ces mesures dérogatoires à titre préventif sans attendre que des dommages aient lieu dans les cas où il est vraisemblable qu’ils se produisent.
L’arrêté du 27 mai 2009 a retiré le loup de la liste des espèces de vertébrés protégées menacées d’extinction en France et dont l’aire de répartition excède le territoire d’un département. Cet arrêté permet une plus grande autonomie au niveau local pour la défense des troupeaux domestiques. Les Préfets concernés disposent alors de la compétence pour la délivrance de dérogations visant à prévenir de dommages importants et avérés aux élevages, quand il n’existe pas d’autres solutions alternatives et sans compromettre l’état de conservation de l’espèce.
En clair, il n’y a aujourd’hui aucun verrou réglementaire qui rende le loup impuni face aux dommages qu’il peut occasionner aux éleveurs. Où est le complot des défenseurs du loup ? L’article ne manque pas de contradictions puisque à peine après avoir traité les technocrates de l’environnement de comploteurs, on les accuse d’incompétence pour ne pas avoir anticipé ce qui allait se passer. Soit les pro-loups savaient parfaitement à quoi s’en tenir sur le comportement du carnivore en France et des remous que cela allait provoquer et ont tout fait pour retarder l’annonce officielle, et c’est l’hypothèse du « complot », soit ce sont des ignorants qui n’ont pas anticipé les problèmes occasionnés par le loup et c’est l’hypothèse des « incompétents », mais pas les deux.
L’article n’est pas plus plausible quand il évoque les écolos et leur « vision idéologique d’une bête dont ils ignorent tout » car ces loups venus d’Italie n’ont pas modifié leur comportement en traversant la frontière, il n’est pas imaginable que les écolos amateurs de loup ne se soient pas renseignés sur ce qui se passait côté italien où les loups attaquent les troupeaux depuis toujours.
Plus loin, un rapport qui préconisait un zonage de l’arc alpin entre des territoires refuge pour le loup et des territoires de gestion avec une régulation est brocardé en se demandant si ces zones seront signalées par des panneaux indicateurs. Si le zonage est vite tourné en dérision, c’est sans doute parce qu’il est une solution, certes critiquable, pour tenter de faire coexister le loup et l’élevage. Mais aucune interrogation pour savoir pourquoi le loup en France ne dispose même pas de zones protégées sans élevage, notamment dans les zones centrales de parc national ?
Puis vient le couplet sur le loup qui coûte cher. Pas de comparaison avec le coût d’autres programmes de protection de la nature ni de mise en perspective avec les subventions allouées aux éleveurs. L’auteur cite : « un éleveur de Sisteron a calculé que dans son département le « budget loup » équivaut à celui consacré aux sans-emploi ». Que vaut une telle information du niveau du café du commerce sans aucun moyen de vérification possible ? Soit il y a peu de chômage dans les Alpes de Haute Provence, soit il y a plus de chômeurs que de loups ! Comme le fait remarquer Hélène Grimaud dans son dernier ouvrage Retour à Salem, contrairement à la morale du loup et l’agneau qui veut que la loi du plus fort soit toujours la meilleure, aujourd’hui l’agneau pèse plus lourd économiquement que le loup, l’éternel problème du développement économique face à la protection de la nature.
A la fin de l’article, l’auteur s’en prend à tous ceux, Boris Cyrulnik compris, qui osent parler des représentations mentales du loup par l’homme. N’en déplaise à notre journaliste ignorant des aspects psychologiques liés à la perception de la nature, les gens se reflètent dans le loup, qui agit comme un miroir. Ils ne voient pas le loup tel qu’il est, mais tel qu’ils voudraient qu’il soit : un animal nuisible pour les uns, un prédateur sauvage qui mérite de vivre pour les autres. Et, de toute évidence, refuser le loup revient à refuser la nature sauvage que l’on ne contrôle pas.
L’article se termine par une interview de José Bové qui laisse perplexe car d’une part il en appelle à la légitime défense des éleveurs en cas d’attaque du loup et, d’autre part, il affirme qu’« il faut éviter les tirs sauvages, les empoisonnements clandestins, les milices anti-loup ». De même, le député européen estime le loup incompatible avec l’élevage bio, mais ne dit pas ce qu’il propose vraiment : l’éradication complète (il n’oserait pas car il n’ignore pas la directive habitat qui considère le loup comme espèce à protéger) ou le zonage (ce qui reviendrait à interdire l’élevage dans certaines zones protégées) ? Enfin, il montre que sa vision de la nature est anthropocentrique, sans aucune considération pour la vie sauvage en affirmant que le choix est binaire : « le paysan ou le désert ». Il oublie qu’il n’y a plus de paysans, mais des exploitants agricoles, que ces derniers ne sont pas les seuls usagers de la nature et que, sans les agriculteurs, la vie sauvage se développe grâce aux friches, aux forêts spontanées et au loup.
Soyons honnête, le journal Marianne a respecté la parole adverse en publiant le point de vue de Jean-François Darmstaedter, président de Ferus, pas à la suite de l’article anti-loup, mais dix pages avant, sans doute pour ne pas rééquilibrer les arguments contre le loup.
Cet article montre que certains médias préfèrent le clivage au terrain d’entente. Des populations de loup bien plus importantes ne conduisent pas à ce même déchaînement médiatique en Italie, en Espagne ou en Allemagne. C’est sans doute une autre forme de l’exception culturelle française, à savoir ce caractère très anthropocentrique, cartésien et rationnel qui rend intolérant à la nature sauvage. Si un consensus doit être trouvé, il faudra que les protecteurs acceptent une régulation du loup (mais où ? et comment ?) et que les éleveurs acceptent de partager l’espace avec les grands prédateurs.
Source : Jne-asso