Article co-écrit par Didier Casane et Patrick Laurenti
L’année dernière, Patrick Laurenti me faisait l’honneur d’employer SSAFT pour écrire un article sur les raisons pour lesquelles on ne peut pas parler de fossiles vivants, et qui fait maintenant partie des billets les plus lus du blog. Après la rédaction de ce billet de blog, Patrick et son collègue Didier Casane ont co-écrit un article en mode sérieux sur le même sujet dans la revue Bioessays, article qui a reçu une attention toute particulière de plusieurs blogueurs influents comme Ed Yong et PZ Myers. C’est donc avec un plaisir immense que je leur offre de nouveau ma plate-forme pour qu’ils puissent parler brillamment d’une nouvelle polémique autour d’un concept souvent mal compris en Evolution.
Patrick Laurenti et Didier Casane sont respectivement Maître de Conférences et Professeur à l’Université Paris VII et tous deux chercheurs dans l’équipe Evolution moléculaire et fonctionnelle des familles multigéniques du LEGS, au campus de Gif sur Yvette.
Quand on entend parler d’évolution dans les médias, c’est rarement une bonne nouvelle pour les évolutionnistes… L’année dernière, nous avions eu la sortie de la superproduction « Le retour de la vengeance du fossile-vivant » annoncée par Pujadas:
Cette année, c’est un vrai fossile - donc un fossile mort comme vous le savez bien, fidèles lecteurs de SSAFT - qui sème l’émoi médiatique. Et pourtant, ce coup-ci, rien à redire de l’article princeps (1), ni de la revue Nature qui pour une fois a communiqué assez rigoureusement sur le sujet (2). En fait, le jour de la prépublication électronique du papier, la machine médiatique s’est emballée toute seule sous les effets conjugués de la course au sensationnel et de l’ignorance en sciences de l’évolution.
Que dire du titre du « 20 minutes » suisse… Imaginez un peu, un brave petit poisson, crânement (OK elle est facile) dressé face à Darwin et le pointant du bout de sa nageoire en lançant de sa petite voix courageuse « Tu parles, tu parles, Charles, …mais ta théorie c’est quand même du bidon !»
Comme toujours, c’est à la télé qu’il faut chercher le pire et une fois encore, c’est qui qui tient le pompon, hein c’est qui ? Pujadas, bien sûr !!!
Alors là, c’est carton plein ! Le requin, qui usurpait le titre d’ancêtre direct de l’homme enfin détrôné par le prétendant légitime : un petit poisson de 20cm… Une vraie histoire pour Gala ou Point de vue – Images du monde.
On en rigole, mais on a quand même une pensée émue pour ce pauvre Gaël Clément, un collègue du Muséum, évolutionniste rigoureux, qui doit pleurer de désespoir et amèrement regretter d’avoir répondu aux questions des journalistes ! Une autre pensée émue pour Vran, un sympathique lecteur actuellement en exil, qui vient de foutre en l’air deux écrans plats en quelques mois!
OK, le point de vue phylogénétique a tardé à s’implanter en France, mais ça fait plus de douze ans que ce « nouveau » paradigme (c’est chic paradigme et ça évite la répétition avec point de vue) est entré dans les programme du secondaire. Il serait peut-être temps que les rédactions des journaux et télés s’équipent d’un bon manuel de SVT niveau terminales, ou carrément, soyons fous, d’un exemplaire de l’excellent Classification phylogénétique du vivant (3)! Enfin, d’un livre, d’un dictionnaire, d’un document sérieux quelconque pour qu’ils apprennent enfin que, depuis au moins 30 ans, on considère qu’il ne faut pas confondre une espèce observée - même à l’état fossile - à un ancêtre direct. Dans les phylogénies, les ancêtres sont inférés, c’est-à-dire que leurs caractéristiques sont déduites des caractéristiques communes et exclusives de leurs descendants: en fait, on dresse un portrait-robot de ces ancêtres.
Bref, cessez de nous entraîner dans des digressions qui nous font perdre le fil et revenons à notre petit poisson, ou plutôt son empreinte dans un caillou : Entelognathus primordialis.
Bon, qu’est ce qu’elle a d’intéressant, cette vieille poiscaille fossilisée (419 millions d’années au compteur tout de même) ? Et bien elle a une – tenez-vous bien – une… Une… Une… Une MÂCHOIRE MODERNE !!! Dingue, non ?
Je vois bien que vous ne partagez pas l’enthousiasme des évolutionnistes et que vous vous demandez pourquoi ils s’excitent autant devant cette mâchoire. Il faut vous dire que c’est un poisson que l’on qualifie de placoderme, c’est-à-dire qui a un crâne recouvert de plaques osseuses. M’enfin, restez-là! Ne partez pas, ça va devenir intéressant, promis, juré!
Pour les paléontologues, jusqu’ici un placoderme c’était ça :
Avec un faciès comme ci-dessous:
En gros, leur mâchoire est formée en haut par l’os jugal (coloré en vert – c’est l’os qui forme les pommettes qui peuvent, chez certains spécimens, se trouver à l’état hypertrophié…) et en bas par un « os » unique, appelé plaque infragnathale (bleu sombre).
Et bien dorénavant, grâce au fossile d’Entelognathus primordialis, on sait maintenant qu’un vertébré placoderme ça peut être ça :
Ce qui est nouveau c’est que la mâchoire est formée d’os multiples insérés sous l’os jugal (toujours en vert ça permet de se repérer). En haut on reconnait notamment l’os prémaxillaire (jaune) et le maxillaire (orange) et en bas l’os dentaire (rouge). Et ça c’est bien plus proche de l’organisation de la mâchoire d’un homme (le prémaxillaire y est intégré au palais) ou d’un poisson comme la truite que de celle d’un requin (comme Scyliorhinus canicula, la petite roussette) – qui a une mâchoire constituée d’un cartilage unique en haut et en bas:
Mis sur un arbre ça donne ça :
Et là, TADAM, révélation pour toutes celles et tous ceux qui croyaient encore les vieux livres de zoologie : le crâne de l’ancêtre des « vertébrés à mâchoire » ressemblait plus à celui d’un homme qu’à celui d’un requin. Pire, cela signifie que l’organisation du crâne d’un requin est plus dérivée, moins « primitive » que celle du crâne d’un humain. Par rapport à un requin, la mâchoire d’un homme semble avoir conservé plus de caractéristiques ancestrales. Etonnant, non ?
En fait, pas tant que ça : sans rien retirer au mérite de Zhu et ses collègues, les auteurs de l’article sur Entelognathus primordialis, ça fait longtemps que les spécialistes des requins disent que ceux-ci descendent d’animaux qui possédaient des os et que l’absence d’os n’est pas un état ancestral chez les vertébrés (4). Mais maintenant, la preuve amenée par Entelognathus est incontournable. Ça vous laisse bouche bée, hein? Faites gaffe à ne pas faire comme les requins qui s’en sont décroché la mâchoire!
Références:
1. Zhu M, Yu X, Ahlberg PE, et al. A Silurian placoderm with osteichthyan-like marginal jaw bones. Nature 2013; 502 : 188-93
2. Matt Friedman & Martin D. Brazeau. Palaeontology: A jaw-dropping fossil fish. Nature 2013; 502 : 175–17
3. Lecointre G, Le Guyader H. Classification phylogénétique du vivant. 3e ed. Paris. : Belin, 2006 : 560p.
4. Cuny G. Les requins sont-ils des fossiles vivants ? : EDP Sciences, 2002 : 205p.