Saisie par les syndicats, la justice a récemment ordonné la fermeture nocturne ou dominicale de nombreux commerces, au nom du respect de certaines dispositions du droit du travail. Problème : ces dispositions ont vu le jour en 1906, et sont contestées par une frange de plus en plus large des salariés de la distribution comme des consommateurs, qui les jugent obsolètes et liberticides. Face au caractère inédit d’une situation qui révèle une fracture grandissante entre les Français et leurs institutions, le gouvernement a demandé à l’ancien patron de La Poste, Jean-Paul Bailly, de décortiquer les fondements et la légitimité d’une gronde de moins en moins silencieuse.
Bricorama, Leroy Merlin, Monoprix, Séphora, Carrefour City… La polémique française au sujet du travail de nuit et du travail le dimanche est allée de rebondissement en rebondissement au cours de ces derniers mois. Il s’agit bien d’une polémique, car les partisans du dimanche inconditionnellement chômé accaparent au moins autant d’espace médiatique que ceux qui revendiquent de pouvoir travailler le soir ou le week-end. Polémique également parce que le sujet a brisé l’alliance sacrée entre salariés et syndicats. La question des créneaux de travail atypique semble donc déchirer le monde du travail… mais une échéance prochaine pourrait signer le début de la fin de la polémique.
Pluralité des revendications
Pour les salariés, travailler la nuit ou le dimanche est une question de liberté. C’est parfois même une nécessité puisque cela procure un complément de revenu appréciable par temps de crise. « Au lieu de venir nous voir et de chercher des solutions avec nous, les syndicats parlent à notre place. Qu’on choisisse pour nous, ça me révolte », lance une vendeuse de la chaîne Leroy-Merlin, interviewée par Le Journal du Dimanche. Le magasin où elle travaille menace en effet de fermer suite à une plainte déposée par une organisation syndicale pour non-respect du Code du travail.
Du côté des employeurs, le travail le dimanche et le travail nocturne sont défendus comme une façon de capter une demande supplémentaire tout en assurant de l’emploi. Commentant la décision du tribunal qui le sommait de fermer après 21h, les dirigeants magasin Séphora sur les Champs-Élysées déclaraient dans les colonnes de La Croix: « nous réalisons 20% de notre chiffre d’affaires annuel sur ce créneau horaire ». « Une cinquantaine de salariés, [tous volontaires], sont concernés par cet horaire, dont “une dizaine” travaille exclusivement de façon nocturne » rapporte encore le quotidien.
Quant aux observateurs de la vie économique, ils remarquent notamment que le travail à des horaires « atypiques » relève déjà de la nécessité macro-économique. « L’économie vit depuis des années un tiraillement sans égal entre le potentiel que lui offre la technologie et le cadre institutionnel », explique par exemple Olivier Passet, directeur des synthèses économiques de Xerfi. « Face à la montée des plateformes omnidistributeurs, le grand commerce sait qu’il doit plus que jamais se réinventer. Le dépôt de bilan de Virgin n’est qu’un premier signal : la force d’une enseigne ne peut rien face à la vague du progrès technique », poursuit-il. Difficile en effet de ne pas voir la concurrence que fait internet aux commerces classique. Et pourtant, au fil des derniers mois, la législation actuelle a été mobilisée extensivement, illustrant ainsi ses contours incertains, sa propension à être inégalement appliquée et à ignorer les réalités économiques locales.
Enfin, les consommateurs sont également favorables l’ouverture des commerces le dimanche. Lorsque l’on travaille toute la semaine il est en effet pratique de pouvoir bénéficier du week end ou du soir pour faire ses courses. La société technologique a progressivement modifié les comportements du consommateur. L’homme ou la femme du 21e siècle peut consommer à n’importe quel moment par le biais d’Internet. Dans sa relation commerciale il demande toujours plus de souplesse, plus de liberté et plus d’instantanéité. Ce changement comportemental se fait également avec les commerces physiques. Il suffit de constater les succès d’enseignes ouvertes le dimanche tel que Ikea ou des magasins de bricolage pour s’en convaincre. Est ce bien ou mal ? Peu importe, c’est une réalité. Toutes les évolutions sociétales ont toujours fait grincer des dents sur le thème « avant c’était mieux ». Il est difficile de s’opposer aux évolutions sociologiques. Un sondage récent montrait que 69% des français sont favorables à l’ouverture des commerces le dimanche.
Toutes les parties prenantes au débat n’ont aujourd’hui qu’une préoccupation : trancher la question de la légitimité du travail dominical et nocturne. Et des plus hautes sphères de l’État jusqu’aux salariés dont l’emploi est dans la balance, l’on sait qu’aucun début de réponse ne verra le jour avant que ne soit rendues les conclusions de Jean-Paul Bailly, homme de confiance du gouvernement sur la question du travail dominical.
Des conclusions très attendues
Polytechnicien, diplômé du Massachusetts Institute of Technology, Jean-Paul Bailly est une prestigieuse figure du monde des affaires français. Après être passé par la direction de la RATP, il est resté 11 ans à la tête de la Poste (de 2002 à 2013). Jean-Paul Bailly connait les considérations sociales historiquement défendues par l’État aussi bien que les enjeux de la continuité des services pour les salariés et les usagers. Son parcours en a fait l’un des personnages les plus à même de s’exprimer sur l’épineuse question du travail dominical. À l’issue d’une réunion de crise qui s’est tenue le lundi 30 septembre 2013, Jean-Paul Bailly a donc tout naturellement été missionné par le gouvernement pour « “clarifier le cadre juridique” du travail le dimanche » » selon La Tribune qui rapporte les propos de Matignon.
Jean-Paul Bailly doit rendre ses conclusions au courant du mois de novembre. Mais déjà, son travail est déjà le centre des toutes les attentions. C’est sans nul doute du côté des salariés que les observations de l’émissaire du gouvernement sont le plus attendues. « Mourad 37 ans, dont trois passés au Castorama de Villabé [également contraint de fermer le dimanche par décision judiciaire], attend beaucoup de la mission de concertation confiée à Jean-Paul Bailly », rapporte par exemple Le Nouvel Observateur. « C’est la première fois qu’on nous écoute, on ne sait pas à quelle sauce on va être mangé », confie le salarié.
Du côté des chefs d’entreprise également, les attentes se font grandes à l’égard de Jean-Paul Bailly. Guillaume Pepy n’a par exemple pas manqué de l’interpeller. Selon le patron de la SNCF, le travail le dimanche n’est pas qu’une question économique. Elle revêt une dimension sociétale ; dans les gares du moins. « Tous les témoignages que j'ai de la part des voyageurs, c'est que lorsque les commerces sont ouverts, il y a de la lumière, de la circulation, du monde. Le sentiment de sécurité et de confort s'améliore », explique Guillaume Pepy. Et de conclure : « Je pense qu'il y a là un souci d'équité, et une question aussi de sentiment de sécurité et je pense que Jean Paul Bailly fera les bonnes propositions en ce sens ».
Le débat sur le travail dominical cristallise beaucoup d’attentes. Il était donc prévisible que Jean-Paul Bailly, désigné comme un prescripteur décisif dans ce dossier, soit le point focal de tous les regards. Il ne fait aucun doute que ses conclusions sont attendues par un grand nombre de personnes. Ces individus, allant du grand patron au salarié, en passant par les syndicats, ne manqueront pas de se saisir de ces conclusions pour essayer de justifier leurs points de vue. Concernant l’actualité sociale et réglementaire de l’automne, la prise de parole de Jean-Paul Bailly est donc le rendez-vous à ne pas manquer. Reste maintenant à savoir qui seront les déçus de cette rencontre.