Ceux de nos lecteurs qui ont 60 ans s'en souviennent pour l'avoir vécu, ceux qui en ont 40 le savent grâce à Monsieur Eddy et sa regrettée Dernière séance, et ceux qui en ont 20 s'en foutent comme de leur premier portable : quand on allait au cinéma dans le temps, le film était précédé par les actualités et des publicités. Aujourd'hui, les actualités ont disparu, les publicités sont restées, consumérisme oblige.
En Angleterre, la grande compagnie de cinéma Rank Organisation a décidé en 1959 de remplacer les actualités par un documentaire d'une dizaine de minutes, consacré chaque semaine à un sujet de la vie quotidienne. Le titre, "Look at life". Il y a eu plus de 500 de ces documentaires tournés entre 1959 et 1968. La plupart en Angleterre, quelques-uns à l'étranger. Les sujets étaient variés mais décrivaient la vie de tous les jours, avec une petite préférence pour les avancées technologiques, les transports, le modernisme.
On pourrait dire que c'était de la télé-réalité avant l'heure, mais de la vraie télé-réalité, puisqu'elle montrait la vraie réalité. Je sais, ça paraît idiot ce que je dis, mais aujourd'hui, la télé-réalité montre une réalité irréelle, jouée par des gens dont le but ultime est de passer à la télé. Le problème, c'est que cette fausse réalité finit par s'imposer comme la réalité pour la majorité des spectateurs qui souhaitent qu'elle le devienne. Ce n'est pas clair, pardonnez-moi, j'ai eu une note minable à ma dissertation de philo au bac. Et comme en plus ce sujet m'énerve, j'ai des convulsions, je perds tous mes moyens.
Bref. Oublions les Nabilla, Alizée, Leslie et consorts, tous ces pantins désincarnés. Place à de biens belles images animées. Animées dans tous les sens du terme, y compris le sens premier, "qui a une âme". Ah, là, mon prof de philo serait fier de moi. Voici quelques-uns de ces documentaires. Si votre chef de service est conciliant, vous pouvez en regarder plein d'autres sur youtube. Pendant la pause, bien sûr.
Cet échantillon suffira à vous convaincre de la qualité de "Look at life", qui bénéficiait de gros moyens techniques. Les couleurs sont éclatantes (voilà que je parle comme dans les pubs pour les lessives), la réalisation soignée, avec toujours de petites pointes d'humour. Et ce générique jazzy et guilleret, révélateur de l'insouciance de l'époque. Cerise sur le gâteau, ou plutôt icing on the cake, la diction du commentateur est tellement parfaite qu'on a l'impression de parler anglais couramment.
Coffee bar (1959)
Les Anglais ne sont que des buveurs d'eau chaude vaguement parfumée. Ce reportage prouve que, bien avant George Clooney et Nespresso, ils ont essayé de s'améliorer et nous emmène à la découverte de quelques-uns des coffee bars où se retrouvaient les jeunes Londoniens en mal de nouveauté venue du continent. Ambiance "Absolute beginners" garantie. On y croise un mélange d'artistes, écrivains, philosophes qui veulent révolutionner le monde le derrière posé sur une banquette en velours. Les prolos sont au pub, les intellos au café. Malgré ma passion pour les pubs, j'avoue que j'aurais bien aimé fréquenter "The French" avec son atmosphère beatnick et sa galerie de gueules qui feraient passer la rédaction de Fury pour un ramassis de fonctionnaires.
Members only (1965)
Every city has a secret life, and London more than most. C'est par ces mots intrigants que commence cet épisode, qui nous fait plonger dans l'univers suave et feutré des clubs pour gentlemen. On s'attend à chaque seconde à croiser Blake et Mortimer de retour d'une de leurs périlleuses avantures. Après un dîner occupé à deviser de politique internationale ou à comparer les avantages d'une Aston Martin DB4 Vantage sur une Jaguar Mk2, chaque membre peut se retirer dans une chambre que le club met à sa disposition, enfiler un confortable peignoir, s'allumer une dernière pipe et lire un bon bouquin. Ou, mieux, l'écrire.
Eating high (1966)
Prenons de l'altitude, direction l'un de ces restaurants du même nom. Pas de ceux que où vous allez faire le plein de calories après une bonne séance de ski, non, ceux qui sont construits en haut d'une tour par des architectes en mal de reconnaissance. Celui-là ferait un parfait repaire pour un méchant de série B. La salle tourne, ce qui permettrait à l'horrible personnage de déjeuner en voyant défiler sous ses petits yeux cruels l'étendue de son empire. Pour le client lambda, cette rotation peut cepndant avoir un inconvénient majeur : les cuisines étant, elles, fixes, lorsque le serveur arrive dans la salle, il ne sait plus trop où il se trouve et le client risque de se retrouver avec une assiette de potage au tapioca alors qu'il a commandé une choucroute garnie.
IN gear (1967)
Un grand classique, qui nous emmène faire du shopping dans les magasins qui permettaient aux jeunes des sixties de ne pas ressembler à un rond-de-cuir de la City. Elles sont toutes là, les célèbres enseignes de Carnaby Street ou de King's Road. Insouciance et exubérance étaient les maîtres-mots des enfants du baby-boom.
Saturday fever (1961)
Ah, celui-là, c'est mon préféré. Une évocation émouvante du football avant qu'il ne soit complètement pourri par le pognon. Le moins qu'on puisse dire, c'est que l'univers du foot a bien changé. Dans le film, pas de barrières pour contenir les spectateurs, pas de policiers anti-émeutes. Des joueurs qui ressemblent à tout le monde. Ils sont aussi mal gaulés que vous et moi. On est loin des bodybuildés arborant tatouages et mauvaise coupe de cheveux d'aujourd'hui. Pas de sponsors sur les maillots, pas de publicités autour du terrain. Une saine ambiance populaire. Des supporters en veston et casquette. On soigne son apparence pour aller au stade, on s'arrête au pub en sortant. Tweed et ale, magnifique combinaison.
Ne manquez pas, à 2mn20, la partie de saute-moutons à l'entraînement. Imaginez les joueurs dégoulinant d'orgueil d'aujourd'hui se livrer à cette amusante pratique... La clef du succès pour que la France l'emporte face à l'Ukraine en match retour est peut-être pourtant là. Arriver à faire jouer à saute-moutons des chèvres, ça serait déjà un bel exploit pour ce pauvre Deschamps. Et à 6mn26, le spectateur casqué qui a dû s'échapper du documentaire "Scooter commuter".