"Pendant toutes ces années, j'ai repensé à son regard, à la façon dont il avait changé. Et comme il allait lui-même provoquer des changements considérables, je me suis dit que, peut-être, des capacités refoulées se reflétaient sur son visage. Il était en passe de devenir ce qu'il avait sans doute toujours été. Il avait simplement fallu qu'il use toutes les couches superficielles de son être pour laisser voir le fond de sa nature. J'ai observé le phénomène sur le visage d'autres hommes. Des hommes sans feu ni lieu, vautrés sur le trottoir, devant des bars, des jardins publics, des dépôts d'autobus, en train de faire la queue devant la porte d’institutions charitables où échapper à la longueur de l'hiver. Sur leurs visages - beaucoup étaient beaux, mais ravagés - j'ai vu les vestiges de ce qu'ils avaient failli être, sans y parvenir, avant de devenir ce qu'ils étaient. C'est une théorie sur la destinée et le caractère qui ne me plaît pas et à laquelle je ne veux pas adhérer. Mais elle est là, en moi, comme un impitoyable récit en sous-main. De fait, je ne croise jamais un homme ravagé sans me dire: Voilà mon père, mon père est cet homme-là. Je l'ai connu dans le temps."
(extrait de "Canada", de Richard FORD, photographie d'Edward STEICHEN, issue de l'exposition "Bitter years")