Doris Lessing a été longtemps considérée comme l’égérie du communisme. Puis comme celle du féminisme. Ses mises au point ont provoqué d’énormes déceptions et des vagues d’admiration. «La conteuse épique de l’expérience féminine, qui avec scepticisme, ardeur et une force visionnaire scrute une civilisation divisée», comme le dit le comité Nobel, est riche de plusieurs vies. Et d’une seule œuvre, mais protéiforme, dans laquelle elle utilise ses propres expériences autant qu’elle crée des personnages de fiction. Pour avoir confondu souvent ceux-ci avec l’écrivaine, bien des commentateurs se sont égarés dans des interprétations oubliant de prendre en compte le goût de la romancière pour la surprise. Ses livres les plus récents, en particulier, découragent tout amalgame simplificateur.
Née en 1919 de parents britanniques dans un Iran qui s’appelait alors la Perse, Doris Lessing a cinq ans quand sa famille s’installe en Rhodésie du Sud (le Zimbabwe d’aujourd’hui). Son goût pour l’indépendance se manifeste assez tôt: à quinze ans, elle quitte l’école et ses parents. Elle se mariera deux fois mais semble penser depuis qu’elle n’était pas faite pour être une épouse: «Le mariage est un état qui ne me convient pas», dit-elle en toute franchise – franchise, un mot qui semble lui convenir assez bien. L’écriture, quant à elle, l’a saisie dès l’enfance. Très jeune, elle publie quelques textes. Et sa carrière littéraire commence vraiment en 1949, en même temps que son installation à Londres, quand elle publie son premier roman, Vaincue par la brousse, sorte de préface aux Enfants de la violence (1952-1969). Comme l’œuvre initiale, cette vaste suite romanesque est largement inspirée de son expérience africaine. Doris Lessing a d’ailleurs, plus tard, confirmé son intérêt pour la matière autobiographique, à travers deux livres (Dans ma peau et La marche dans l’ombre) qui retracent sa vie jusqu’en 1962. Pour les années postérieures, peu désireuse de trahir les secrets de personnes toujours vivantes, elle renvoie à la fiction (Le rêve le plus doux). À cette époque, elle n’était déjà plus la militante communiste qu’on avait connue jusqu’au milieu des années cinquante. Cette femme idéaliste avait adhéré à une idéologie qui l’avait séduite, et s’en était détachée en constatant combien la confrontation avec le concret pouvait se révéler rude. Et aussi, probablement, comment les destins individuels – le sien, ceux de ses personnages, beaucoup d’autres – s’inscrivaient mal dans des trajectoires collectives. Le carnet d’or (1962) résume un peu tout cela, sous une forme novatrice qui rappelle à quel point elle est attachée à l’écriture, à ses techniques, à tout ce qui lui permet de restituer la réalité à travers une architecture élaborée. Une femme, assez semblable à Doris Lessing, tient plusieurs journaux qui reflètent autant les différentes périodes de sa vie que ses engagements successifs. Le communisme y a sa place, ainsi que le féminisme. D’où un malentendu: Doris Lessing n’a jamais prétendu être le porte-drapeau d’un mouvement dont elle n’est cependant pas éloignée. Au fond, elle a toujours été une militante de base, sans revendiquer un rôle de chef de file. Pour le communisme, un temps. Pour une juste place de la femme de la société. Contre l’apartheid. Contre, résolument contre, le colonialisme. Et pour la littérature. Dont elle explore également ce qu’on tient souvent pour les marges en donnant un cycle romanesque de science-fiction, Canopus in Argos, cinq volumes autour d’une civilisation hypothétique. Elle a aussi écrit, entre autres choses, un livret d’opéra pour Philip Glass. Il est difficile, on le comprend, de la résumer en quelques clichés. Cette forte personnalité du monde littéraire témoigne d’une formidable capacité à se renouveler en même temps que d’un souffle apparemment inépuisable. Elle aura 88 ans dans quelques jours. Tous ceux qui l’ont rencontrée récemment, notamment à Paris où elle présentait la dernière traduction française d’un de ses livres, relèvent, avec des mots différents, sa présence. Insaisissable, souvent là où on ne l’attend pas, Doris Lessing apparaissait depuis si longtemps sur les listes des favoris au prix Nobel que tout le monde était persuadé qu’elle ne l’obtiendrait jamais. Voilà, c’est fait. Elle-même ne s’y attendait plus: elle faisait des courses, hier, à l’heure où était diffusé le communiqué de presse. Elle n’a pourtant pas caché sa joie, l’emballant seulement dans une de ces phrases qui n’appartiennent qu’à elle: «J’ai remporté tous les prix en Europe, tous ces foutus prix, alors je suis ravie de les avoir remportés. C’est un flush royal.» Mes cinq coups de cœurLe Carnet d’or. C’est le journal éclaté d’une femme qui écrit. Elle consacre un carnet à chaque aspect de sa vie. Un carnet noir pour la vie en Afrique. Rouge pour le communisme. Jaune pour une rupture amoureuse. Bleu pour des émotions plus intimes. Quant au Carnet d’or, il tente le lien entre tous ces éléments. De montrer comment cette apparente disparité représente une seule et même personne. Une belle allégorie qui résume tout Doris Lessing. Journal d’une voisine. Ce roman a une histoire. Doris Lessing a envoyé à son éditeur un manuscrit sous un pseudonyme. Comme c’est arrivé à d’autres, le texte a été refusé. Il s’agit pourtant d’un basculement psychologique majeur dans la vie de Janna, une journaliste égoïste tombant sous le charme d’une vieille dame. Et commençant soudainement à s’intéresser aux autres. Les bons sentiments d’un auteur inconnu n’ont pas séduit l’éditeur. Qui, depuis, a dû s’en mordre souvent les doigts. Dans ma peau. Première partie de son autobiographie, dont elle a écrit un autre volume (La marche dans l’ombre). Les engagements de Doris Lessing surgissent dès l’enfance en Afrique, contre le colonialisme. Elle y restera fidèle à sa façon, en dénonçant plus tard l’apartheid et les dictatures, au point d’être indésirable dans certains pays. L’adolescente grandit, s’installe en Angleterre et fait ses choix. Contre les idées reçues, elle développe une personnalité forte qui explique, peut-être, ce qu’elle est devenue. Vaincue par la brousse. Son premier roman (1949), traduit tardivement en français (1982). L’Afrique du Sud, proche de la Rhodésie de son enfance, y est le cadre d’une confrontation sociale et raciale sans fards. Toute la complexité de ce monde bâti sur des règles imposées par une minorité apparaît dans une intrigue menée avec finesse. Doris Lessing semble dire : même en Afrique du Sud, il est impossible de dessiner le réel en noir et blanc. Le début d’une œuvre. Les grand-mères. Une « novella », comme disent les Anglo-saxons d’un court roman. Presque un conte. Mais basé sur des histoires d’amour croisées et inhabituelles. Deux femmes aujourd’hui grand-mères sont amies. Elles ont chacune un fils. Chaque fils a une fille. Et tout cela est un magnifique embrouillamini dont on sort séduit par l’art de la romancière.