L'AGNEAU MYSTIQUE
par André Charpentier
Comme il arrive souvent aux chefs-d'œuvre les plus transcendants, ce tableau des frères van Eyck, nous est parvenu intact comme par miracle, du moins pour l'essentiel[1]. Sans doute a-t-il dû bénéficier d'une protection particulière, de quelque ordre que ce soit.
Symboliquement, son panneau central est dissimulé par les autres aussi longtemps que le polyptique est replié sur lui-même.
Ce panneau intérieur représente ainsi un degré de réalité plus profond que celui des figures extérieures, dont le sens est simplement « théologique ». Ceci répond à la distinction entre exotérisme et ésotérisme, la partie extérieure de l'oeuvre servant de « couverture » à la « moelle » initiatique. Ce « voilement » matériel symbolise déjà l'énigme qui est au cœur de l'œuvre – et de tout le christianisme.
Polyptyque fermé
Polyptyque ouvert
Nous allons voir, qu'à moins d'appliquer jusqu'au bout la loi d'analogie, cette scène apocalyptique reste inexplicable, alors même que rien ne peut y être arbitraire, le tableau ayant manifestement valeur « canonique ».
Il manque dans ce panneau central un personnage essentiel en la personne de la Vierge, qui semble exclue de cette « Communion des Saints », alors qu'elle est, en tant que Sedes Sapientiae – « Trône de la Sagesse » –, la pierre fondamentale de l'Église et l'objet d'un culte sans égal. Cette absence est donc littéralement stupéfiante ; et, sa seule explication, comme nous allons le voir, réside dans l'hermétisme de l'œuvre.
C'est que la volonté d'effacement de Marie n'est pas moindre que celle d'Athéna, même si elle a pris chez nous le nom d'humilité[2]. La Mère de l'Agneau, Elle aussi fait appel à la ruse pour se voiler. Ruse bien innocente, mais qui n'en trompe pas moins ceux qui, experts compris, ont des yeux pour ne pas voir. Ils ont oublié ce fort conseil du grand Pythagoricien Héraclite : « Vendez vos connaissances pour acheter de l'étonnement ». Tout le monde sait que la stupéfaction fait ouvrir de grands yeux. Ainsi, le moyen idéal pour dissimuler à la foule une vérité majeure est de la placer à l'avant-plan, en pleine lumière, et en l'exagérant même, si possible, de nous la « mettre sous le nez » avec tant d'insistance qu'elle en devient invisible[3].
Gardons ce paradoxe à l'esprit, et reprenons notre observation du tableau dont le symbolisme apocalyptique est assez évident, du moins en ce qui concerne la personne du Christ. En effet, Celui-ci, contrairement à tous les saints, n'est pas représenté sous la forme humaine. Mais cela ne nous empêche pas de le reconnaître dans la métaphore de l'Agneau[4].
Car ce n'est pas la personne du Christ qui importe ici, mais le Principe qu'elle représente, et qui peut aussi bien s'incarner dans un objet, comme un livre, ou même un animal. Or, pourquoi ce symbolisme radical, une fois admis, ne s'appliquerait-il pas aussi à la Mère du Logos (Théotokos) ? La Vierge devrait donc se trouver quelque part dans le tableau, mais sous une forme aussi métaphorique que celle de l'Agneau. Vu sa fonction essentielle, et malgré son extrême humilité, elle n'y est certainement pas reléguée dans un coin...
Or, quelle image, en plein cœur du polyptyque, y occupe une place littéralement « exorbitante » ? C'est une fontaine, dont l'emplacement et la taille excluent tout rôle simplement décoratif, et qui devrait donc être aussi « mystique » que l'image de l'Agneau. On sait que celui-ci figure l'aspect masculin et actif du Verbe (le Logos), Principe igné et solaire [5]. Parallèlement, la fontaine sacrée représenterait donc le compément féminin (lunaire) qui est lié au monde des Eaux[6]. Son emplacement, au pied de l'Axe cosmique, est traditionnellement celui réservé à la Vierge, en tant que Trône de la Sagesse – et à Elle seule[7].
L'ARITHMOLOGIE DU TABLEAU
L'essentiel tient au Nombre Sept, depuis toujours aussi inséparable de la Vierge que le Nombre Un l'est du Christ. Ce septénaire, tout en étant fort discret (comme tout ce qui est d'ordre causal), est ici dominant. Il se compose de la margelle hexagonale et de l'Unité axiale centrale. L'hexade de la fontaine correspond donc à l'Hexagramme (Étoile de David) représentant le Macroscome.
Observons de plus près la fontaine sacrée. Elle occupe l'axe médian du tableau, s'identifiant ainsi à l'Axis Mundi. Cet axe, qui se prolonge jusqu'au sommet du tableau, est survolé par la Colombe de l'Esprit – figurant « le plus haut des Cieux » –, alors que sa base plonge jusqu'au fond des Enfers[8].
L'enfer est d'ailleurs bien présent lui aussi, sous la forme – trop négligée – du diablotin qui, à la base de la fontaine, lui sert de déversoir. Malheureusement pour lui, le pauvret a beauen recracher l'eau béni(t)e à pleine gueule, il n'est pas de taille à vider l'énorme vasque[9] car celle-ci est alimentée en permanence par le haut, ce qui nous amène à observer de plus près les bouches – ou « griffons » – d'où émane une surabondance de grâces[10], les « Sept dons du Saint-Esprit », lesquels sont liés aux « Sept Mystères virginaux »[11].
Ce Septénaire se retrouve, de façon plus visible encore, sur la colonne de la fontaine, laquelle ne diffère en rien du pilier dans lequel nous avons reconnu un attribut de la Vierge Universelle. Cette colonne doit compter en effet sept étages entre sa base et le niveau de ses « sources »[12].
On a ainsi restitué au Septénaire la place principielle qui est le sienne, au cœur de l'Ogdoade ecclésiale[13]. Cette façon d'évoquer l'action centrale, mais invisible de l'Esprit sur la société des hommes se retrouve dans les temples de l'antiquité, et en particulier dans les grands sanctuaires de la Déesse Mère que sont le Parthénon d'Athènes et le Panthéon romain. Leur plan illustre en effet de multiples façons les rapports du Sept et du Huit.
Quelles sont les données les plus immédiates de ces deux temples de Pallas ? L'un et l'autre ont pour façade une rangée de huit colonnes encadrant sept « portes ». Le nombre huit, affecté aux colonnes qui supportent visiblement le temple, est aussi celui des de l'Église : les huit saints qui peuplent le tableau, alors qu'au milieu d'eux, trône invisiblement la Vierge, parèdre – « épouse » – de l'Esprit figuré par la Colombe qui survole toute la scène.
La parfaite discrétion de la fontaine est donc ici analogue au« vide » septénaire des portes séparant les huit colonnes du Temple antique[14]. Cette profonde continuité de traditions, en apparence si diverses, ne peut évidemment s'affirmer que dans un contexte initiatique, dans la plus grande discrétion. C'est précisément le cas de la tradition hermétique, intégrée dans l'« ésotérisme » chrétien, dont la chaîne d'or ne s'est jamais rompue, même si son « vocabulaire» est devenu de plus en plus impénétrable aux approches « modernes ».
Il existe heureusement dans le tableau un personnage qui incarne cette Sophia Perennis, c'est Virgile, qui y figure à l'avant-plan, mis en évidence par le manteau blanc, habit distinct des Pythagoriciens. Ce païen revêt ainsi dans le christianisme une fonction de Médiateur, littéralement canonique, comme l'est celle des Sibylles[15], également présentes dans les panneaux latéraux, à égalité avec les deux prophètes hébreux. La vraie raison de la présence du poète tient dans sa fonction de Vates, prophète chargé de transmettre à l'Occident les doctrines « hyperboréennes » – ou primordiales – que le pythagorisme historique, en particulier, a conservées. Comme le montre le tableau, c'est Virgile qui incarne le lien assurant la secrête continuité des deux traditions. Le voici donc, vêtu du manteau blanc des Pythagoriciens et couronné de l'olivier d'Athéna. À ses côtés, Judas, en habit sombre – qui, en qualité d'apôtre, et malgré sa « trahison », n'en siège pas moins parmi les élus...
Une dernière question se pose au sujet du peintre van Eyck[16]. Était-il, comme Virgile, conscient de son rôle de « transmetteur » ? Cela aurait pu se faire dans le cadre d'une initiation artisanale[17]. Citons à ce propos une remarque éclairante de René Guénon :
« Dante (comme Virgile) écrivait en parfaite connaissance de cause. [...] bien d'autres furent probablement beaucoup moins conscients de ce qu'ils exprimaient, et peut-être certains d'entre eux ne le furent-ils pas du tout ; mais peu importe au fond, car, s'il y avait derrière eux une organisation initiatique, quelle qu'elle fût d'ailleurs, le danger d'une déformation due à leur incompréhension se trouvait par là écarté, cette organisation pouvant les guider constamment sans même qu'ils s'en doutent, soit par l'intermédiaire de certains de ses membres leur fournissant les éléments à mettre en œuvre, soit par des suggestions ou des influences d'un autre genre, plus subtiles et moins "tangibles", mais non moins réelles pour cela ni moins efficaces »[18].
La cathédrale de Saint-Bavon à Gand expose ainsi à tous les yeux, et depuis bien des siècles, la preuve irréfutable d'un ésotérisme hermétique au sein même de l'Église médiévale.
NOTES
[1] La disparition rocambolesque des « Les Juges intègres » passe pour un fait divers. Mais rien n'est simple en l'occurence, et mieux vaudrait peut-être y voir un signe des temps... (« Les Juges intègres » est le panneau inférieur du retable de l'Adoration de l'Agneau mystique. Il fut volé le 11 avril 1934 et n'a pas été retrouvé depuis).
[2] Le latin humilis signifie « près de sol » (humus), ce qui convient à la fonction terrestre (« immanente ») de la Shekinah.
[3] C'est l'ingénieux procédé exposé par Edgar Allan Poe dans sa nouvelle La lettre volée, et que l'on qualifie parfois de « manteau de lumière ».
[4] Par cet artifice, le peintre semble reconnaître l'impossibilité de donner de la Divinité une image adéquate, et paraît rejeter l'anthropomorphisme ordinaire.
[5] Dans la tradition hindoue, le Principe igné à l'origine de l'univers est Agni, terme identique au latin ignis (le feu). Or, le véhicule de ce dieu est un bélier. On laissera le lecteur libre de faire les rapprochements qui s'imposent. Bien entendu, l'unité essentielle (androgynique) des deux formes, masculine et féminine, du Logos, implique que chacune participe à l'élément opposé. C'est ainsi que l'Agneau est souvent figuré à la source des quatre fleuves, comme la Quintessence alchimique se trouve au centre des quatre éléments manifestés. D'autre part, l'eau de la« Fontaine de Jouvence » se présente comme un liquide igné. En témoignent ces vers de Chrétien de Troyes : « La fontaine verras qui bout, quoique plus froide que le marbre. Ombre lui fait le plus bel arbre que jamais sut faire nature ». Cet arbre, décrit plus loin comme fulgurant, représente couramment l'Axis Mundi, et il existe même des figurations qui en font un exact équivalent de notre fontaine, puisque les cerfs viennent s'abreuver à son pied : « Sicut cervus ad fontes aquarum».
[6] Dans la symbolique des alchimistes, c'est le soufre qui est le principe actif (igné), avec sa couleur d'or, alors que le mercure représente l'élément passif (aqueux), d'où son nom de « Vif argent ».
On trouve aussi, dans l'abondante iconographie alchimique, des figurations de la « Fontaine mercurielle » qui sont la réplique saisissante de notre Fontaine mystique.
L'Étoile Polaire, au sommet de l'Axe et flanquée des Ourses, prend ici la place de la Colombe. La scène est encadrée de nuages serpentins, qui remplacent la mandorle pour figurer le monde subtil, et rappellent donc aussi le Caducée d'Hermès.
[7] Quel que soit d'ailleurs le nom qu'Elle a porté dès le début de notre histoire. Les Égyptiens, qui n'étaient pas avares de symboles, appelaient d'ailleurs leur grande déesse A-set/Isis « Déesse de tous les noms », et les Gréco-Romains l'assimilaient couramment à Athéna (en tant que Vierge) ou à Artémis (en tant que Mère).
Voici une vierge romane encadrée par ses Sœurs égyptiennes. Ces humbles figures couvrent donc la totalité de notre histoire.
A-Set (Isis)
Le Trône
Sedes Sapientiae
Le Trône de la Sagesse
Isis lactans
Isis allaitant
Chose merveilleuse, le nom égyptien de la Vierge-Mère a le même étymon SED que le Trône de sa soeur chrétienne. Comme toutes les divinités égyptiennes, et pour que nul n'en ignore, A-Set porte sur la tête ce même attribut. Le jeune Horus correspond dans la statuaire à l'enfant Jésus.
[8] Comme dans toute cosmogonie, le feu de l'Esprit plane sur les Eaux. La colonne qu'est la Fontaine mercurielle rappelle ainsi le Pilar et le cierge pascal. Mais elle descend plus bas que le niveau terrestre, jusqu'au « tréfonds d'enfer », qui est glacé, à l'extrême opposé du Feu divin.
[9] Avec un humour très médiéval, le peintre nous propose ainsi un classique « problème de robinets ».
[10] Cette Fontaine peut donc être assimilée à la Cornucopia – « Corne d'abondance » – des Anciens.
[11] Ces Dons sont aussi figurés par des langues de feu.
[12] En y ajoutant les trois étages supérieurs, on arrive à la Décade, qui peut se référer à la Tétraktys pythagoricienne aussi bien qu'aux dix Sephiroth de la Kabbale. La première est définie comme « racine et source de la Nature», alors que les Sephiroth se présentent comme des «canaux ». L' « émanation » de l'Esprit – du latin manare – est un « écoulement». L'archange (Gabriel) qui trône au sommet de la fontaine rappelle la figure ailée surmontant le Palladium de Minerve.
[13] Le Principe est naturellement Un, mais on aura retenu que le Sept était un substitut naturel de l'Unité.
[14] La supériorité du« vide » sur le « plein », c'est-à-dire de l'Esprit – et de la Vierge, sa parèdre – sur la manifestation, ressort du fait que chacune des portes a une surface double de celle des colonnes. Dans le cas du Panthéon, le module des colonnes est 3, celui des « portes » est 6. Le total des colonnes vaut donc 24 (8 fois 3), et celui des « portes » 42 (7 fois 6). Ces deux totaux « en miroir » symbolisent l'inversion qui est de règle quand on passe d'un niveau de manifestation à un autre – ici, du monde corporel au domaine subtil. Leur somme, 66, est donc le Nombre du Principe, envisagé en tant que Créateur.
[15] À la suite de la quatrième Bucolique, on appliquait les prédictions de ces prêtresses à la venue du Messie.
[16] L’Adoration de l'Agneau mystique, ou Autel de Gand, fut achevé en 1432, par Jan van Eyck. Commandé par Joost Vijt, riche marguillier de l’église Saint-Jean (devenue depuis la cathédrale Saint-Bavon de Gand), le polyptyque, commencé par Hubert van Eyck, fut terminé, après sa mort, en 1426, par de son frère.
[17] C'est ce que nous aurions tendance à croire, vu l'utilisation par le peintre de pigments littéralement indestructibles, comme ceux de certains vitraux, dont on sait qu'ils étaient produits par les alchimistes.
[18] René Guénon, Symboles de la Science Sacrée, chap. IV.