Rémy MERCY
Le pont levant de la rue de Crimée
Roman
Première partie
Chapitre I
« Ce monde est donc instable », se dit François Cassard en traversant le pont levant de la rue de Crimée. Il le pense avec une légère amertume que trahit l’expression désappointée de son visage. Le voilà qui s’arrête au beau milieu du pont, lui dont l’allure décidée et rapide se voulait le reflet d’une journée bien commencée : il croyait – il en était même persuadé – que ce matin, à huit heures trente, il allait traverser le canal par la passerelle ; et donc pas par le pont.
La passerelle qui se situe juste à côté du pont n’est empruntée en général par les piétons que quand le pont est levé. Cette pratique est évidemment facultative puisque l’on peut décider de prendre tout de même la passerelle quand le pont est baissé, mais le fait que, pour cela, il faille monter un escalier assez raide puis en descendre un autre juste après une ascension laborieuse, semble une raison suffisante pour encourager la majorité des piétons à passer par le pont quand cela est possible : cela nécessite un effort incomparablement moins important et beaucoup plus raisonnable.
Ce mardi matin, François Cassard s’attendait à ce que le pont soit levé et que, par conséquent, il doive user de la passerelle pour continuer sa marche dynamique en direction du métro Laumière. Mais voilà : le pont levant de la rue de Crimée est resté baissé, François s’est laissé prendre dans son élan, oubliant la joie qu’il avait ressentie en fermant la porte de son appartement, dans l’ascenseur, et même dans les premiers instants après avoir quitté son immeuble, la joie, donc, de savoir que ce matin, à huit heures trente, il traverserait le canal par la passerelle. Le pont étant baissé, François s’est engouffré par le passage du pont, sur le trottoir de droite. Comme il n’est pas un homme oublieux, il a pris fatalement conscience de sa position incongrue – sur le pont et pas sur la passerelle – a décidé d’arrêter sa marche, trop tard.