J'ai publié l'article ci-dessous, « Ali Shariati ou un autre Islam », le 2 décembre 2005, pour sa première édition.
Depuis, il a été repris par d'autres sites ou blogs, à différentes dates, sans modification de son contenu, mais souvent avec des présentations différentes.
La version ci-dessous, du 17 novembre 2009, qui restitue le texte initial sans commentaire, est issue de « La Tribune de Michel Peyret » de « Rouge Midi ».
J'ai pensé que le blog de mon ami Alain Raynaud se devait, de par son orientation éditoriale, de reprendre ce texte.
Michel Peyret
Ali Shariati ou un autre islam.
« De nos jours, la présence et les activités des diverses variantes idéo- théologiques du courant politique de l’islamisme n’annulent et ne résument en rien l’inépuisable complexité historique et culturelle de l’islam dans le monde. Ce serait le signe d’une profonde méconnaissance que d’ignorer (et cela est souvent le cas en France) l’existence et la richesse des élaborations de pensée et de dimensions théologiques, historiques, éthiques et politiques musulmanes qui sont caractérisées par un profond attachement à la liberté de chaque être humain, à l’égalité des droits entre tous les humains, hommes et femmes ; attachement aussi au refus de toute hégémonie politique dans l’État de quelque religion que ce soit ; attachement enfin aux combats rassembleurs (dans la diversité des références culturelles, religieuses, philosophiques) contre l’exploitation, la domination, l’injustice sociale, le terrorisme, la politique de guerre et de« droit » du plus fort sur la planète. Ces élaborations n’ont certes pas encore pris une consistance de même densité sociale que les christianismes de libération, par exemple en Amérique latine, avec lesquels elles sont, à des égards essentiels, comparables. »
ANTOINE CASANOVA, Égalité des droits, laïcité : mouvement historique, dimension et enjeux d’aujourd’hui. La Pensée n° 342, avril juin 2005
« Kerbala est la ville sainte des Chiites… C’est la terre où le sang a vaincu l’épée qui l’a versé… Kerbala c’est la victoire du sang sur l’épée. »
Ali Shariati, intellectuel iranien tué par le shah d’Iran en 1977.
Pour moi,(Michel Peyret), au commencement, fut Jacques Berque. Une valeur que je considérais vite comme sûre face à tant d’autres éphémères, légères, ou prisonnières de choix partisans dans les formes multiples et ressassées à souhait du choc des civilisations auquel bien peu finalement échappaient.
J’étais certes prévenu contre le racisme et l’islamophobie, forte et dominante en France, alors que trop souvent l’antiracisme se limite au seul antisémitisme et j’avais connu l’enseignement de la 4e République dispensant sans vergogne les images d’Épinal des bienfaits civilisateurs de la colonisation française dans ses multiples étapes successives qui ont procédé de cette mondialisation dont certains ont pu dire qu’elle fut la première, dès la fin du 19e siècle jusqu’à la grande crise économique, mondiale elle aussi, qui secoua le capitalisme, à commencer par celui des États-Unis dès 1929, amena, entre autres, le retour à un protectionnisme qui triompha jusqu’aux dernières décennies du 20e siècle, bien après la deuxième guerre mondiale, la défaite du nazisme et la montée du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes qui emporta dans son mouvement poursuivi les empires constitutifs des principales puissances capitalistes avant que s’annonce cette deuxième mondialisation, celle que nous connaissons, dont l’une des caractéristiques est cette domination qui se voudrait sans partage du seul Empire et du seul capital financier.
LE MÊME DIEU
Cette longue séquence coloniale a déposé dans les consciences des sédiments durables qui se sont surajoutés à ceux d’autres époques plus lointaines, celles où les féodaux, à l’étroit dans les frontières encore mouvantes des royaumes, cherchèrent, au nom de la Chrétienté et de la reconquête des lieux saints, à se constituer des fiefs dans cet Orient magique parce que porteur du lustre de l’apogée d’une civilisation triomphante et raffinée, riche des acquis des civilisations précédentes, qu’elle développa et diffusa tout au long du pourtour de la Méditerranée jusqu’en cet Occident qui su s’en saisir, en faire sa Renaissance qui supplanta le Moyen Age, et donner au mouvement de la connaissance et de la civilisation cette impulsion qui le mena vers le Siècle des Lumières et finalement l’étape actuelle du développement.
L’épisode des Croisades, dans la relation qui en a été faite, a gommé ce riche apport pour n’en retenir que l’épopée des combats entre chrétiens et sarrasins ennemis pour la conquête des terres de la naissance de la religion chrétienne, du tombeau du Christ, au nom de religions dont la coexistence apparaissait impossible, sa seule évocation apparaissant pour le moins incongrue en dépit de ce que fut souvent la réalité et en faisant abstraction de ces données pourtant capitales : ces terres disputées étaient celles qui avaient connu la naissance, non pas d’une, mais des trois religions monothéistes, lesquelles au demeurant se réclamaient du même Dieu.
La révélation de ces évidences soigneusement cachées suffit toutefois à créer l’interrogation, le doute, quant à maintes affirmations d’un acquis assimilé, précédant tout un travail de remise en question portant non seulement sur les périodes historiques incriminées, plus ou moins lointaines, mais débouchant, aboutissant, à un examen des arguments actuels, des démonstrations contemporaines, se situant dans la continuité des visions déformées à souhait dans la justification des nouvelles entreprises de domination des peuples et nations de toute l’humanité, avec une préoccupation remarquable quant à celles et ceux du Proche et Moyen-Orient, longtemps objet d’un grand jeu entre puissances capitalistes et aujourd’hui proie très affichée de l’Empire cherchant à supplanter tous ses concurrents en se les subordonnant.
Sans doute, la proximité de l’ère de l’après-pétrole et la présence là d’importantes réserves encore disponibles en sont-elles le véritable enjeu qui justifie tous les mensonges interventionnistes, qu’il s’agisse de la présence d’armes de destruction massives ici, de projets d’industrie nucléaire là, et partant de l’islam dont le fondamentalisme terroriste trouverait dans le Coran une source inépuisable, notamment en Iran où la République s’en réclamerait pour le plus grand malheur de son peuple, pour celui de la démocratie aussi, comme pour être la causalité dernière du blocage de sociétés stoppées depuis le 14e siècle dans leur développement qu’il conviendrait en conséquence de sortir de leur léthargie en imposant un modèle démocratique, y compris manu militari, avec ou sans prétexte, un modèle qui partout se délite sous les coups de boutoirs du capitalisme libéral dont la financiarisation et la mondialisation déstructurent les institutions traditionnelles, écoles, République, partis, syndicats, familles... par le chômage et la pauvreté, la remise en cause des acquis des époques précédentes, répandant partout la désespérance.
QUEL ISLAM ?
L’islam et le Coran donc, dont l’existence justifierait en dernière instance cette guerre des civilisations dont les conservateurs et les églises évangéliques américaines assurent la promotion, pour justifier toutes les ingérences, toutes les violations des droits des peuples, toutes les interventions militaires décidées en rupture du droit et de la légalité internationales.
L’islam et le Coran...
Mais quel islam ? interrogeait Jacques Berque qui constatait une grande diversité, sinon pluralité, dans l’immense zone géographique courant des rivages atlantiques du Maroc et de l’Afrique jusqu’aux îles indonésiennes du Pacifique.
Quel islam, questionnait-il encore, mettant en évidence dans le Coran dont il avait assuré une traduction et dont il avait une connaissance approfondie, les éléments, les contradictions, porteurs de possibilités d’évolution, de développement.
« L’aventure de l’homme islamique, disait-il, prend un tour inédit avec les nouvelles vicissitudes de l’histoire... Des solutions nouvelles, dans la projection des principes : tel serait l’ijtihad de notre temps. On doit au penseur iranien Shariati, trop tôt disparu, cette remarque d’évidence que la charia dont se réclament aujourd’hui tant d’activistes les engage, non pas au fixisme, mais au contraire à la dynamique qu’implique l’étymologie du mot. Il évoque en effet la voie, l’accès, le cheminement... »
Bref, tout le contraire d’une fermeture.
LA CHARIA, LE FIGÉ ET L’OUVERT
Dans « Contradictions du Coran : le figé et l’ouvert », Jacques Berque revient à cette notion de la charia et à l’apport de Ali Shariati :
« Selon les religionnaires, la sécularité serait impossible en islam. Je ne vois pas comment ils peuvent le démontrer sinon par le fait que les normes de la société islamique, les normes construites de la société et de l’éthique seraient toutes tirées du Coran. Par là-même, cette société serait exclusivement d’essence religieuse. C’est le sens même de leur insistance sur un retour à la charia. Or, qu’est-ce la charia ? Le mot ne figure dans le Coran que deux ou trois fois, sous une forme différente d’ailleurs, dans le sens plutôt inchoatif, le sens de voie. La charia, c’est exactement la voie d’accès à la source, à l’abreuvoir. Au figuré, c’est la méthode, donc la méthode de salut. Il est tout-à-fait légitime d’en tirer, et on l’a fait très tôt, le corollaire à savoir que la charia c’est l’ensemble des règles de la communauté musulmane permettant ce cheminement, je ne le conteste pas. Sauf que, comme l’ont fait pas mal de réformateurs, cet aspect inchoatif et méthodologique devrait demeurer et prévaloir sur les aspects fixistes. C’est ce qu’avait fait récemment Ali Shariati, en Iran, qui insiste beaucoup sur cette distinction. Alors que du côté adverse on insiste sur l’aspect fixiste. Or il se joue entre ces deux termes, fixité et évolution, un grand jeu qui est celui de l’histoire. »
LE SUJET EN ISLAM
Celui de l’histoire et, en conséquence, celui de l’individu, du sujet. « Qui a dit qu’il n’y avait pas de théorie du sujet en islam ? » s’interroge plus récemment Cynthia Fleury dans sa chronique de l’Humanité qui cite Fethi Benslama examinant le terme de « abd » qui fait apparaître la coexistence des contraires : se mettre au service d’une cause et simultanément se révolter, accepter une charge et refuser, affirmer et nier, proche en cela de la signification du sujet en français qui reflète la double dimension de la passivité et de l’activité, pour conclure que le sujet en islam est le lieu de la contradiction. Cynthia Fleury se réfère à Samir Kassir qui, pous sa part, pose deux conditions pour l’émergence d’une citoyenneté garante de la démocratie : première chose à inscrire sur l’agenda islamique, la « réforme de l’islam ». On ne peut, dit-il, « laisser le domaine de la religion en jachère », il faut retrouver l’esprit de la réforme religieuse.
C’est sans doute là l’unique façon de désacraliser les dogmes sans pour autant cesser le travail herméneutique. Seconde condition, « assumer l’hybridité », le mélange comme garantie que l’individu ne se réduit pas à une seule de ses dimensions.
ALI SHARIATI ET LA RÉFORME RELIGIEUSE
Retrouver l’esprit de la réforme religieuse, n’était-ce pas ce que recherchait et préconisait cet Ali Shariati auquel Jacques Berque se réfère pour montrer que les aspects fixistes de l’islam peuvent être dépassés et dont il regrettait qu’il ait trop tôt disparu ? Mais qui est-il et pourquoi seuls quelques initiés se recommandent de lui et de son apport ?
Dire qu’il a été, à tort ou à raison, considéré comme l’idéologue de la révolution islamique, n’éclaire-t-il pas davantage le rôle qu’il a pu jouer et l’importance de son oeuvre ? Le témoignage de Thomas L. Friedman, dans l’International Herald Tribune du 4 décembre 2002, est particulièrement important même s’il exprime à sa façon ce qu’il perçoit qui rencontre les idées exposées ci-dessus :
« Ce qui se passe en Iran aujourd’hui est sans aucun doute la tendance la plus prometteuse du monde musulman. C’est une combinaison de Martin Luther et du square Tiananmen, un mouvement vers une réforme de l’islam combiné avec un mouvement démocratique spontané mené par les étudiants. Ce mouvement fait face à un formidable adversaire, le pouvoir religieux conservateur d’Iran... Il reflète une compréhension grandissante des musulmans iraniens pour qui tendre vers une ère moderne implique un islam différent du fondamentalisme sans vie, antimoderne et anti-ouest, qui leur est imposé en Iran... Pour le dire autrement, ce qui se passe en Iran aujourd’hui est précisément la guerre des idées au sein de l’islam qui est la plus importante des guerres... Les seuls qui peuvent délégitimer et déraciner ces forces d’une manière durable sont les sociétés musulmanes elles-mêmes... »
Thomas L. Friedman montrait que ce combat était symbolisé en Iran par « Hashem Aghajari, un ancien révolutionnaire islamique, alors professeur de collège, arrêté le 6 novembre 2002 et condamné à mort par la ligne dure iranienne, déclenchant le soulèvement estudiantin après avoir prononcé un discours sur le besoin de rajeunir l’islam avec un “protestantisme islamique”.
C’était le jour du 25e anniversaire de la mort de Ali Shariati, l’intellectuel le plus progressiste de la révolution iranienne. Il citait souvent M. Shariati comme source d’inspiration : de même que le peuple, à l’aube de l’islam, conversait avec le Prophète, nous avons le droit de faire la même chose aujourd’hui... De même qu’ils interprétaient ce qui leur était transmis à chaque événement historique, nous devons agir de la même manière... Pendant des années les jeunes gens étaient effrayés d’ouvrir le Coran et allaient demander au mollahs ce qu’il disait. Vint Shariati qui dit aux jeunes que ces idées étaient révolues, qu’ils pouvaient comprendre le Coran en utilisant leurs propres moyens, que les leaders religieux avaient peur que leur racket prit fin, qu’ils avaient besoin d’une religion qui respecte les droits de tous, une religion progressive plutôt qu’une religion traditionnelle qui piétine le peuple... »
Et Hashem Aghajari concluait « Aujourd’hui plus que jamais nous avons besoin de l’humanisme islamique et du protestantisme islamique que Shariati défendait alors que les leaders du clergé iranien ne reconnaissent pas les droits de l’homme pourtant inscrits dans notre Constitution. »
LES SOURCES
A l’évidence, 30 ans après sa mort, les idées d’Ali Shariati continuent d’inspirer un mouvement populaire conséquent malgré la répression que subissent ceux qui se réclament de lui.
Ali Shariati est mort à 44 ans en 1977 alors qu’il avait réussi à quitter l’Iran après avoir été détenu pendant 18 mois par la SAVAK, police secrète du Shah, puis libéré après les accords d’Alger et assigné à résidence. Il est trouvé mort le 19 juin à Southampton (Angleterre). A vingt ans (1953), il était devenu membre du Mouvement de la Résistance Nationale, était arrêté en 1957 pour ses activités et obtenait en 1959 une bourse d’études en France où il collabore avec le FLN et rencontre Frantz Fanon et son oeuvre, assimile toute une littérature révolutionnaire et tiers-mondiste. Il est l’élève en islamologie de Louis Massignon et de Jacques Berque, de G. Gurvitch et Henri Lefebvre en sociologie et fut influencé en philosophe par le courant phénoménologique et existentialiste via Sartre et Merleau-Ponty, avant de repartir en Iran en 1964 avec un doctorat es lettres, ce qui ne l’empêche pas d’être arrêté à la frontière et incarcéré.
Que dit-il en Iran ?
« Je parlerai de trois dimensions : Dieu, égalité et liberté. C’est ce dont ont parlé en Europe Pascal, Marx et Sartre et, dans l’histoire orientale, Hallâj, Mowlavi, Mazdak et Bouddha. Dans le shîísme, c’est Ali qui nous apporte tout cela, Ali seul puis ses compagnons avec des degrés de conformité différents... Pour aborder la dimension spirituelle dans la culture européenne nous devons connaître Pascal, Spinoza, Bergson et Carrel. En ce qui concerne la justice, c’est toute la littérature socialiste, moraliste germanique qui doit nous intéresser. De même, il faut connaître le communisme avant Marx et toute la littérature marxiste, l’existentialisme, et l’humanisme contemporain. Il faut connaître Stuart Mill et ceux qui, comme lui, donnent la meilleure justification scientifique et intellectuelle de la liberté de l’homme, de la liberté individuelle et des droits de l’homme. »
La religion n’est pas absente du discours : « En général, on considère la religion comme une réaction spirituelle de l’homme vis-à-vis de la vie matérielle et des biens de ce monde. Autrement dit, opposition entre la vie dans l’au-delà et vie d’ici-bas, entre religion et matière, âme et corps... Mais, dans l’islam originel, il n’existe pas de contradiction entre le monde d’ici-bas et celui de l’au-delà, il n’y a pas opposition mais complémentarité, solidarité avec, comme objectif, le progrès de l’homme... Un musulman aspire au bonheur matériel et spirituel de façon permanente... »
LA SYNTHÈSE
La synthèse qu’il réussit entre ces différentes dimensions sociales, politiques, idéologiques et religieuses n’est pas le fruit du hasard. Sarah Shariati, (sociologue, EHESS) dans un article intitulé « Le Fanon connu de nous » de décembre 2004, montre combien Ali Shariati est conscient du fait que dans les sociétés de type médiéval et oriental, la religion est à la fois mode exclusif de vision du monde, principe organisateur de la vie sociale, fondement de la légitimité du pouvoir et que toute opposition de classe ou de nature politique s’exprime dans un langage religieux et se vit sous forme d’une guerre de religion.
Aussi, dit-elle, Shariati propose aux intellectuels, croyants ou athées, l’appréhension du religieux, en occurrence l’islam, comme phénomène social. A l’instar de Weber, il prête beaucoup d’attention à la structure interne du champ religieux, tant sur le plan théorique – représentation du monde et ses conséquences, et sa logique idéologique, qu’à son évolution historique et aux réalités sociales auxquelles il renvoie – loin de vouloir proposer une vision exclusive de la religion, il y trouve un « opium » à la fois toxique et guérisseur, cause autonome pouvant jouer un rôle mystificateur ou conscientisateur selon ses périodes historiques de réification et d’institutionnalisation statique ou bien de renouveau dynamique. Par conséquent, selon Shariati, dans les sociétés religieuses, et plus précisément musulmanes, aucun changement social et politique ne peut être institutionnalisé que par une déconstruction préalable et une reconstruction de la religion elle-même.
Libérer la religion de sa prison d’obscurantisme et de la réaction, voilà la tâche qui incombe selon Shariati à l’intellectuel des sociétés musulmanes, entraînant leur libération, privilégiant de ce fait la libération intellectuelle et culturelle reconnue comme la garantie de toute entreprise d’émancipation.
C’est le principal sujet des correspondances Fanon- Shariati. Ainsi, tout en attestant la pertinence d’une lutte anticoloniale, la réforme religieuse, comme dans le modèle européen, devient le postulat du projet social et politique shariatien. Cependant, Fanon et Shariati se rencontrent et s’accompagnent, dans leur volonté commune d’inaugurer une nouvelle voie, d’inventer un nouveau modèle, chacun à partir des données de sa culture, pour accéder à l’universalité qui les réunit.
Si Ali Shariati est ainsi confirmé comme l’idéologue de la révolution islamique iranienne, les ayatollahs ont émis des critiques à l’égard de son oeuvre qui portent sur l’aspect trop occidental, voire marxisant, de ses travaux, sur la vision moderniste et désacralisée de l’islam. Le clergé chiite ne peut accepter qu’on remette en question le monopole qu’il s’est arrogé sur la foi et la culture sacrées.
UNE THÉOLOGIE DE LA LIBÉRATION...
Mohamad-Reza Djalili, professeur à l’Institut universitaire des hautes études internationales, est un observateur attentif des évolutions en Iran.
Il montre comment Khomeyni a utilisé Ali Shariati : « Je pense, dit-il, que Khomeyni s’est beaucoup distancié de Shariati et en avait une vision assez sceptique. Il voulait bien l’utiliser politiquement mais, sur le fond Komeyni était en complet désaccord. Ali Shariati était très anticlérical, ses disciples ont tous été écarés du pouvoir et son implication minimisée après la Révolution islamique au cours de laquelle son discours avait joué un rôle important dans la mobilisation des jeunes. »
Avant la Révolution, Khomeyni gauchit effectivement son discours. Mohamad-Reza Djalili montre qu’il reprend celui anti-occidental des marxistes, des tiers-mondistes ou encore des socialistes iraniens. Il assume aussi tout l’héritage du nationalisme militant pour le retour de la souveraineté des resssources, thèmes cultivés par Mossadegh sans qu’il soit favorable à ce personnage.
Ces idées sont reprises car elles ont souvent fait l’unanimité de la population iranienne. Il y a aussi chez Khomeiny une tendance à rendre responsables les autres pays, l’Angleterre, puis les États-Unis et parfois aussi la Russie, accusés d’être à l’origine du déclin du monde musulman et de l’Iran en particulier.
Il y a un discours anti-impérialiste qui se teinte de tiers-mondisme, discours à la mode dans les années soixante.
On songe à une théologie de la libération musulmane.
Mohammad-Reza Djalili confirme le propos : « Je dirais même que ce discours intègre d’évidents éléments de lutte de classes. Dans l’évocation de l’opposition entre les « déshérités » et les « possédants », il y a un accent qui va au-delà du tiers-mondisme, qui est une récupération d’une idéologie de lutte de classes. Il est du devoir des musulmans de « sauver les peuples opprimés et déshérités », de « combattre les oppresseurs ».
La conception du monde de Khomeyni est une vision bricolée, un patchwork idéologique fait d’éléments pris un peu partout et ainsi rassemblés... » Bref, Khomeyni ne lésine pas, il faut ce qu’il faut pour entraîner le peuple et les idées de Shariati sont populaires, dans le peuple et aussi dans le clergé.
Cependant, Sarah Shariati a montré que, pour Ali Shariati, dans les conditions de sociétés de type oriental, toute opposition de classe ou de nature politique s’exprime dans un langage religieux et se vit sous forme d’une guerre de religion. La guerre, c’est celle que connaît d’abord, au coeur de la ville sainte de Qom, l’école religieuse Haqqani, un peu l’équivalent iranien de l’ENA, d’où sortent les ayatollahs et hodjatoleslam promis aux plus grandes destinées en République islamique.
Elle est fondée à la fin des années 60 par l’ayatollah Mohammad Hossein Behesti qui sera l’une des éminences grises de la Révolution. Il est convaincu que les membres du clergé doivent sortir du cadre étroit de leurs études exclusivement coraniques pour être capables d’intervenir directement en politique.
...ET LA RÉPRESSION
Assez vite, pourtant, un conflit divise le séminaire à propos d’Ali Shariati, une faction dure, menée par l’ayatollah Mesbah Yazdi, exigeant la destruction des livres de Shariati. Behesti et d’autres en prônent au contraire l’étude critique.
Les durs perdent la bataille, Mesbah doit quitter Haqqani. Il y reviendra en 1979, après la Révolution, quand Behesti prend la responsabilité du système judiciaire. Il reprend en main le séminaire, le radicalise, contrôle l’attribution des diplômes et intensifie le noyautage des institutions de la république islamique.
Après la mort de Khomeyni, il s’oppose aux réformateurs, dénonce les nouvelles interprétations du Coran et prône la violence à l’égard des ennemis du système en place. En 1999, le journaliste Akbar Gandji l’accuse d’avoir commandité des dizaines d’assassinats politiques, informations qui auraient pu lui être transmises par d’anciens membres des services secrets.
Amnesty International rappelle dans ses rapports annuels la répression qui s’exerce y compris à l’encontre de chefs religieux chiites opposés à certains principes fondamentaux du système politique iranien, comme celui de velayat taquih, « le gouvernement du docteur de la loi », ou à la politique gouvernementale. Des partisans de ces responsables religieux ont été arrêtés et emprisonnés, des dizaines, peut-être des centaines, surtout depuis 1995 en relation avec l’aggravation des dissensions entre l’État et certains chefs religieux chiites.
A l’évidence, les grandes idées réformistes d’Ali Shariati continuent à vivre et pas seulement dans les milieux religieux. Pendant combien de temps le régime survivra-t-il encore dans la crise de pouvoir et les contradictions croissantes de la société qui s’élargissent autour de lui ? On ne peut conclure.
Le grand jeu qui est celui de l’histoire et dont parlait Jacques Berque n’est pas terminé. Des idées sont là, latentes, considérables de potentialités ainsi que le montrait le journaliste de l’International Herald Tribune : « La tendance la plus prometteuse du monde musulman »...
On comprend le silence qui s’est abattu sur l’apport de Ali Shariati. En fait, les donneurs de leçons actuels ne souhaitent pas vraiment que les peuples musulmans assurent pleinement leurs souverainetés et leurs libérations.
Pas plus là qu’en Amérique latine et en Europe. Le discours sur la démocratie est en trompe-l’oeil. Les ultra-conservateurs de Washington savent bien que leurs pressions sur l’Iran sont le meilleur moyen d’empêcher le peuple iranien de secouer la chape qui l’enserre et le paralyse.
Les dignitaires religieux et politiques, souvent les mêmes en Iran, y trouvent leur compte et se prêtent volontiers à ce qui n’est plus un grand jeu mais un tragique remake des farces grandguignolesques ou des pokers menteurs.
Le monde abasourdi observe. N’y aurait-il plus rien à faire pour faire vivre la solidarité internationale des peuples, la seule ingérence qui puisse s’admettre face à celle des nouveaux colonisateurs ? Les horizons européens sont-ils devenus indépassables ? Quand le peuple iranien pourra-t-il disposer librement de lui-même ?