En ces temps où il ne fait pas bon "suivre un autre chemin qu'eux"(dixit Brassens), eux, les héraults de la pensée unique et leurs victimes par millions, ce texte d' Isabelle Vaugeois-Roussel sur le blog de Camille Loty-Malebranche http://intellection.over-blog.com/
A.R
Remerciez-moi de vous déranger !
16 Novembre 2013
C'est en termes d'excuses que nous nous exprimons auprès de ceux que nous avons l'impression d'avoir dérangés. En effet, il apparait indiscutable que la notion de "dérangement" ne saurait être vue que de manière négative, car elle est assimilée au fait d'importuner, de causer une gêne, de troubler; ce qui de toutes les façons est compris comme nuisance.
Pourtant, nous voulons, à l'occasion de la rédaction de ce billet, prendre le soin d'interroger plus avant ce que peut représenter le "dérangement", avec possiblement le parti pris d'y voir quelques vertus ou qualités positives.
Ainsi, réussirons-nous à faire la démonstration que déranger n'est pas nécessairement mauvais et qu'il existe des bénéfices à être dérangés ?
Des inconvénients du "trop bien rangé"
Nous louons les vertus d'un espace et de temps bien structurés et organisés, et ce à juste titre, devons-nous reconnaître , car un tel ordonnancement est gage de succès à bien des égards : gain de temps, repères précis, optimisation des actions menées, facilitation de bien des manoeuvres, voire aide à une pensée elle-même convenablement construite, tant l'ordre extérieur est censé entraîner ou signifier un esprit méthodologiquement configuré.
Pourtant, sans renier les mérites ci-dessus évoqués, il semblerait qu'un tel mode de fonctionnement, dans sa recherche de perfection et son souci du "sans faute", présente d'autres inconvénients, parmi lesquels particulièrement : une diminution du potentiel de créativité, car en effet créer est une activité humaine fondamentale réclamant des dispositions elles-mêmes subordonnées à certaines conditions. L'acceptation si ce n'est la volonté de ne pas excessivement structurer tout hors de soi et en soi seraient non seulement propices à la dynamique créatrice , mais probablement cette dernière les réclamerait-elle... Il est bon, donc, de privilégier quelque inorganisation afin de laisser ouverte la brèche pour se consacrer le moment librement venu dans le cadre qui s'y prête à une entreprise de création quelle qu'elle soit. Ainsi, si nous avons besoin de ranger nos vies pour qu'elles s'inscrivent dans des balises structurantes et rassurantes, nos vies ont besoin pour ne pas être "sèches" d'un certain dérangement consenti voire désiré et entretenu pour épanouir tout le potentiel de vitalité qu'elles recèlent.
Déranger n'est pas détruire tout rangement , mais ranger autrement.
La façon la plus évidente de comprendre l'idée de "dérangement" revient à lui faire correspondre la notion de chaos , chaos compris comme absence de cohérence et de toute intention structurante, comme si le fait-même de déranger entrainait une pagaille, n'ayant dès lors plus aucun ordre ni aucune forme que ce soit. Le dérangé serait ainsi l'informe et le chaotique, l'insaisissable et le privé d'ordre.
Or, cette vision est contestable. Nous avons tort de réduire le désordre au non-ordre absolu, car le désordre que le dérangement occasionne ne fait en réalité que rompre avec un ordre ancien pour en faire advenir un nouveau, fût-il en apparence effectivement déstabilisant eu égard au modèle selon lequel nous concevons la notion d'ordre et nous figurons la réalité à laquelle celle-ci renvoie. Il serait juste de préciser du reste que le désordre des uns est l'ordre des autres.... Ainsi , déranger peut très bien être entendu comme entreprise plus ou moins intentionnelle de révéler une modalité différente de rangement. Nous devons admettre alors qu'il existe un rangement inhérent au dérangement, comme il existe un ordre au sein du désordre, que ce sont là finalement des notions relatives et discutables, vis-à-vis desquelles il nous faut prendre du recul.
La fécondité intrinsèque au dérangement.
Le rangement et l'ordonnancement rigoureux de toutes choses, alors même qu'ils rassurent en favorisant une progression confortablement organisée, ont tendance à empêcher la possibilité de nous laisser surprendre.
Fonctionner de la sorte, c'est -nous le soutenons- prendre le risque de ne pas voir les choses ordinaires dans ce qu'elles ont d'extraordinaire, c'est aussi possiblement se fermer aux occasions pourtant si enrichissantes d'étonnement. Ceci s'explique par le fait que le cadre trop bien ajusté favorise un déroulement routinier du cours des choses, lequel tend à nous maintenir dans un schéma confortable et valable en terme d'efficacité, mais limitant et sclérosant quant à ce que nous pouvons appeler notre ouverture sur le monde, qu'il s'agisse de celui qui nous entoure ou de celui qui vit en nous-même.
Que de fermetures et de privations de révélations des plus précieuses sont ainsi dues à un trop grand attachement au rangement habituel et à une trop grande peur ou réserve à l'égard de tout ce qui risquerait de nous déranger !
L'acuité perceptive se montre d'autant plus grande et vive que nous savons nous libérer d'un ordre trop imposant.
Dieu , si nous nous plaçons dans une perspective de foi spirituelle, ne saurait rejoindre qu'un coeur capable de se laisser interpeller, et donc probablement, déranger.
La capacité à accueillir nos semblables tels qu'ils sont réclame aussi évidemment de notre part l'acceptation de déranger quelque chose en nous, sans quoi nous restons sourds forcément.
Quant à tous les faits et évènements signifiants de notre existence se déroulant, ils exigent que nous sachions nous distancer de la zone étroite et trop rangée du confort installé , de la ligne droite qui sied au rangement optimal que nous avons tendance à tellement privilégier, pour devenir des révélations éclairantes sur nos chemins.
Accepter de nous laisser déranger voire opter positivement pour l'accueil de qui et de ce qui nous dérange apparait comme une très sage décision. La philosophie et la spiritualité ne sauraient que trop nous en faire la recommandation. Sans toutefois évidemment prôner l'absence de repères ni le refus d'une forme raisonnable d'ordonnancement et d'organisation, la sagesse nous encourage, en vue d'une libération extrêmement profitable de l'esprit, à ne surtout pas nous montrer inflexibles à l'égard du rangement. Sans doute devrions-nous d'ailleurs, mieux encore, nous montrer reconnaissants envers ceux qui ont l'heureuse audace de nous déranger !
Isabelle Vaugeois-Roussel
posté le 17 septembre à 20:01
un grand bravo et merci à Isabelle pour cet article merveilleux. Je vous cite donc dans un de mes devoirs pour mon école car je trouve votre article pertinent et source de réflexion, merci encore et bonne continuation