"Quand on ne voit plus sa famille ou quand elle a disparu corps et biens, alors ce qui pose problème c'est la façon dont on raconte l'histoire, la vilaire soeur, ce qui est ajouté, ce qui est soustrait, la façon dont je vis l'histoire, différente de celle dont ma soeur l'a vécue ou ma mère ou mon père, chacun de nous a une version de l'affaire, et ces versions n'ont aucun point d'achoppement, elles ne se recoupent jamais, et les évènements remémorés ne sont pas les mêmes, les dates ne sont pas les mêmes, alors il faudrait pouvoir confronter ces versions, mais puisque la famille a disparu ou bien qu'elle est muette ou démantibulée cette entreprise est impossible et ma vérité devient mensonge, elle n'est que ce que j'ai pu vivre et ressentir, elle est incomplète et blessante et invérifiable, nos versions sont comme deux ou trois droites parallèles qui jamais ne se rejoignent, raconter ma propre histoire devient un projet si artificiel et si solitaire, l'élaboration a posteriori donne l'impression d'une trajectoire, d'une volonté et d'un désir, mais ce n'est qu'une vue de l'esprit. Les détails m'emmènent toujours plus loin que je ne l'aurais voulu, ils ouvrent des digressions, des parenthèses, des souvenirs, je vois mes poupées russes s'accumuler, elles me submergent, tombent du bureau, c'est la fantasia des poupées russes. Que faire de ces imbrications ? On se voudrait clinique, on devient baroque. Et quand tout s'est calmé, il ne reste que des fragments disjoints, les dalles disjointes du carrelage, et les interstices laissent voir la terre même, la terre battue, sa poussière, sa sécheresse et sa profondeur."
Extrait de La Grâce des brigands de Véronique Ovaldé
Malgré les quelques défauts que je lui trouve, cette lecture (et des extraits comme celui ci-dessus particulièrement) me donne tellement de frissons (au sens propre du terme), me parle tellement... que je ne pourrai que l'affubler prochainement d'un coup de coeur.
Mon billet bientôt.