Notre plaisir chaque matin : lire les nouvelles internationales. Il est impensable d’être coupé des tracas du monde moderne pour écrire, composer, peindre. L’œuvre, quelle qu’elle soit, se doit de considérer l’état fragilisé de certains pays. Il serait indécent de passer outre, ceux et celles qui s’en dispensent rétrécissent leur champ de vision artistique, d’où le peu d’intérêt qu’on porte à toute création anecdotique. On a lu le recueil de nouvelles de Martine Latulippe, Les faits divers n’existent pas.
Vingt et un textes brefs hantent des univers ordinaires. Le décor en est la ville de Québec. Hôtels, maisons, bars, rues, avenues servent d’exutoires à des protagonistes enclins à dépeindre leur mal-être, puis à se perdre. Ils sont de tous âges, hommes et femmes. Seuls, toujours seuls, quand le pire les interpelle. Nous ne pouvons rien pour eux, nous sommes des témoins impuissants. Nous constatons le poids des malheurs, ceux dont personne ne parle, des faits divers, comme, à l’inverse, nous ressentons une joie incontrôlable face au soleil après l’orage. À qui confier cette vertigineuse sensation ? À qui relater la mélancolie dépressive d’une jeune femme qui, ne pouvant plus supporter la souffrance de ses semblables, met un terme définitif à son existence ? Que narrer de la fatigue émotionnelle d’un adolescent qui n’a jamais connu le confort douillet d’une maison familiale ? Pénétrant dans l’une d’elles par effraction, il se laissera emporter dans un rêve duquel il sera brutalement rejeté. La maison blonde. La blondeur n’est-elle pas synonyme de miel, de son velouté sucré sur la langue, dans la gorge ? Lors d’une rencontre fortuite, lui et elle assouvissent leur attirance sexuelle dans un hôtel minable. Au matin, elle s’éveille, lui n’est plus là. De rage, de dépit, elle part, ne voyant personne dans la rue, surtout pas lui qui revient, les mains tenant « deux cafés, un sac de croissants ». Un malentendu qui invite à une morne solitude, à une prochaine rencontre décevante. Feuilletant une revue pornographique, un homme croit reconnaître la photo d’une fille qu’il aime secrètement. Quand il l’aperçoit, les « bras pleins, avec des sacs en papier », il se fige « en plein centre de la rue. » La circulation est dense. Autre malentendu, mortel celui-là. Un vieil homme, las de vivre, jugeant que la société ne veut plus de lui, décide d’en finir. Mais comment l’annoncer à Marie, sa compagne depuis tant d’années ? Son seul désir : revoir le camp où, entre six et douze ans, il était venu passer plusieurs semaines, y avait rencontré Marie. Exauçant son vœu, il ne s’attend pas à ce qu’une part de sa jeunesse le rattrape. Le reflet de ce qu’il a été lui ouvre les yeux sur la beauté du monde… La tombe attend, semble vouloir interrompre la vie d’une vieille femme qui souffre inutilement. Un dernier lever de paupières amoureux sur celui qui accomplira le geste définitif. Une fille laide attend l’homme qui lui a promis de venir chez elle, un vendredi, à vingt heures trente. Elle imagine, clairvoyante, ce qu’elle fera durant son absence. Des odeurs de croissants au four, l’arôme du café noir l’étourdissent. Elle essaie de dissimuler sa laideur sous un maquillage, y renonce. L’heure avançant, l’homme ne venant pas, elle habite à nouveau sa laideur.
Une femme assassinée sans raison chez elle. Une autre, désenchantée de ses soirées trop tranquilles avec un mari téléphile, se réfugie dans un bar miteux. Un homme dort, sa compagne se lève, prend un bain. Un bruit extérieur l’inquiète, la porte est-elle bien fermée ? Une femme marche des heures et des heures dans la ville « engourdie », nous nous interrogeons sur son extrême lassitude. En quelques souvenirs imagés, elle nous instruit de l’immensité de sa peine. Sur les plaines d’Abraham, une femme a marché avec son ancien amant. Côte à côte, sans se toucher. Elle est laide, personne ne le lui a dit, mais elle le sait. Pourtant, « la laideur n’empêche pas de rêver. » Il fait froid, ils se sont assis sur un banc. Au bout d’un moment, il part, elle, ne fait rien pour le retenir. Elle en est effrayée. Continue à marcher. Une jeune femme envisage de rompre avec son amant indifférent. Un caïd. Ce qui n’est pas simple. Elle a tout fait pour le séduire. Elle est « d’un milieu où une fille ne plaque pas. La gang ne le [lui] pardonnerait jamais. [...] » Cependant, un événement opportun l’ancrera davantage dans sa décision de le tuer.
Plus nous avançons à l’intérieur des récits, plus la solitude émerge, mine les personnages qui se laissent prendre à son pouvoir. Aucun d’eux ne vit par procuration, chacun assume une situation désespérée, une porte de sortie leur étant interdite. Nouvelles qui frappent par leur réalisme sans accéder au sordide. Une fatalité assiégeante. La nécessité de ne pas entraver des périls indubitables. Bien sûr, la peur époumone, la peur obnubile. Impossible de se défendre, à quoi bon ? Autant se laisser porter par une vague déferlante, enfin libératrice, même si elle est mortelle.
On rappelle que Martine Latulippe est une écrivaine de littérature jeunesse. Une quarantaine de romans souvent primés à son actif. Certaines nouvelles publiées de ce recueil ont déjà paru dans plusieurs revues littéraires.
Les faits divers n’existent pas, Martine Latulippe, Éditions Druide, Montréal, 2013, 143 pages