Dégoût. Ne plaisantons pas avec notre lucidité, elle est notre meilleure protectrice à l’heure où les bruits de verre brisé du racisme et de la haine ordinaire agressent la République en son cœur même. Longtemps tapie dans l’ombre ou non, cette xénophobie rampante mais assourdissante ne sort pas de nulle part, inventée du jour au lendemain par on ne sait quel maléfice. Fruit d’une lente agonie morale et médiacratique, le «tout-semble-permis» donc «tout-est-possible» nous revient en pleine figure à la faveur d’une crise sans équivalent depuis notre âge d’homme.
La balafre est profonde et la blessure, sanguinolente. Le climat, dans le pays, ne fait écho à aucun enseignement supérieur que l’histoire nous enseigne sur les bancs de la laïque et bien au-delà, dieu merci. Les voix du XXe siècle, de Jaurès à Mandela, de nos poilus aux résistants, de nos martyrs à nos héros, sont comme confinées aux marges de la vie réelle, alors qu’elles devraient au contraire nous accompagner quotidiennement. Dans "l’Exercice de l’État", l’éblouissant film de Pierre Schoeller, le personnage campé par Michel Blanc, avant de débuter sa journée, récite ses gammes et écoute en boucle le discours de Malraux au Panthéon. Jean Moulin pour inspiration. Le refus d’entériner la disparition des humanités pour objectif. Le sens de l’intérêt général pour direction. Mais où est passée cette longue lignée qui, il n’y a pas si longtemps encore, nous poussait dans le dos, nous les héritiers – lisons un « nous » de gauche et républicain. On ne dira jamais assez combien ces dernières années on a trop saigné l’histoire, comme une bête, afin de l’en débarrasser de sa substance. Nicoléon et les siens ont mâché le travail ; d’autres peuvent dégurgiter. Les logiques de boucs émissaires et de dégoût de l’autre, jusqu’au nihilisme fascisant, sont à l’œuvre. La réduction des esprits progresse plus vite qu’on ne l’aurait cru. La pente est au nombril, à la vulgarité, au pétainisme, à la réécriture du récit national contre notre universalité, à la désaffiliation idéologique, à un syllogisme vichyste. Et croyez-le ou non : les possédants se frottent les mains. Ce laisser-faire ahurissant – ce n’est pas faute d’avoir prévenu! – ne pouvait qu’avaliser le sacre de l’homo œconomicus, lâchement individualiste et consumériste, sacralisant par ses comportements brutaux l’extension de la norme marchande à toutes les activités humaines, y compris la pensée, elle aussi monétisée!
Involution. Jamais, depuis la guerre, certains Français n’avaient à ce point engendré une logique d’exclusion dont les relents fascisants nous ramènent, par un mouvement d’involution, aux années trente. L’attitude envers Christiane Taubira est plus qu’un symptôme – c’est une alarme dans la nuit qui sonne l’urgence. Que dire en effet de cette femme admirable, qui, par la force de ses idées, s’est hissée à hauteur d’une République qu’elle conçoit comme horizon politique ? Oui que dire sinon notre passion et notre soutien - qui ne doit pas être que moral ? Les insultes racistes dont elle est victime sont les signes d’une déliquescence nationale. Tout le contraire du patriotisme brandi çà et là. Le patriotisme sans projet social ni générosité n’engendre que désastre. « Tout malheur national appelle d’abord un examen de conscience », disait Marc Bloch. On ne s’en sort pas tout seul ; les hommes se sauvent ensemble ou pas du tout. Passons vite à l’action.
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 15 novembre 2013.]