Depuis dix ans, Zinedine Zidane, Yannick Noah et Omar Sy se sont successivement succédés à la première place parmi les Français les plus populaires. Certains pourraient y voir une victoire de l’intégration à la française. Et un signe du recul du racisme. Les attaques racistes à l’encontre de Christiane Taubira et la sévérité que les Français portent dans leur jugement à l’encontre des Roms ont récemment semé le trouble. La bulle médiatique s’est gonflée, insinuant que la France, dans ses profondeurs, serait bien menacée par le racisme. Notre société étant devenue largement multiraciale, un développement du racisme serait comme un ver qui la dévorerait de l’intérieur. Est-on face à un vrai rognage de l’esprit de tolérance ? Ou s’agit-il plutôt d’une tentative de diversion ? On se rappellera que François Mitterrand avait activement appuyé la campagne antiraciste « Touche pas à mon pote » dans les années 1980, pour contrebalancer son renoncement sur le terrain économique, en replaçant la France dans l’orbite libérale.
Un racisme latent, endormi chez beaucoup de Français, mais réveillé par la crise
Beaucoup d’eau a coulé depuis les propos de Jules Ferry sur le devoir de civilisation par les « races supérieures » pour justifier la colonisation. La croyance en leur existence a quasiment disparu (partagée par 8% seulement), et poursuit son déclin (-7 points depuis 2004). Mais il est très délicat d’étudier le racisme dans la société, tant pour le qualifier que pour le mesurer. A partir de quand franchit-on la ligne rouge du raciste ? Et dès lors qu’il s’agit d’un sentiment souvent mal assumé, quel crédit accorder aux sondages sur le sujet alors que chacun souhaite donner de soi l’image la plus lisse et la plus respectable ? Pourtant, un nombre significatif de Français déclarent ne pas être dénué de tout racisme. Dans les années 90, seul un tiers des sondés se déclarait n’être « pas du tout raciste ». Puis, les années 2000 ont vu cette proportion croître jusqu’à 54% en 2009. Depuis, le balancier a eu tendance à repartir dans l’autre sens : il y a un an, seuls 44% déclarait ne ressentir aucun sentiment raciste en eux. Mais il s’agit de résultats déclarés, et donc susceptibles d’être au-deçà de la réalité.
On a tendance à imputer à la crise de 2008 un peu tout et n’importe quoi. Mais on ne peut cependant pas s’empêcher de lier une certaine recrudescence du racisme à l’installation durable de la crise économique dans le paysage. Et derrière la question du racisme pointe le débat, plus politique, sur l’immigration. Or, 70% des Français pense aujourd’hui que le nombre d’immigrés rend plus difficile « la situation des gens comme eux » (contre 54% en 2009). Comme l’histoire de l’immigration en France depuis le XIXème siècle le prouve, la montée des tensions sur le marché du travail rend l’immigration moins tolérable.
Pour chaque catégorie d’immigrés, une perception différente
De tradition républicaine, les Français sont très attachés à l’unicité culturelle de la société : 94% pense qu’il est indispensable qu’un étranger arrivant sur le sol français adopte ses habitudes de vie (+24 points depuis 2000). Mais les immigrés ne sont pas perçus comme un bloc uniforme et leur degré d’intégration, selon l’opinion, dépend de leur origine. Ainsi, les Asiatiques sont perçus comme les bons élèves : très largement, les Français estiment qu’ils s’intègrent bien (83%). Ils sont mêmes mieux placés que les immigrés d’origine européenne (81%) !
Le débat actuel sur le racisme a eu pour origine les insultes proférées à l’encontre de Christiane Taubira, alors même qu’elle est Française de Guyane. Mais il faut bien avoir à l’esprit que les personnes d’origine maghrébine sont les plus pointées du doigt, car réputées comme les moins enclines à s’intégrer. 46% des Français estiment que les immigrés d’Afrique s’intègrent bien, alors qu’ils 30% à le penser pour ceux originaires d’Afrique du Nord (en recul de deux points depuis 1985). Les Roms font quant à eux figure de boucs émissaires parfaits, seuls 7% considérant leur intégration comme réussie. Ceci explique le soutien appuyé de l’opinion aux propos aussi fermes que sévères de Manuel Valls, évoquant l’incapacité des Roms à s’intégrer à la société française.
Sur l’ensemble de ces questions, le clivage gauche-droite est très marqué, les sympathisants de gauche étant largement plus indulgents et optimistes pour considérer que les populations d’origine immigrée s’intègrent bien.
Le refus grandissant d’une société multiculturelle
Pourquoi les Français portent-ils un regard plus sévère sur les immigrés d’Afrique du nord ? L’Algérie, premier pays d’où proviennent les immigrés extra-européens, focalise les regards. Aussi, beaucoup de Français assimilent souvent Maghrébins et Algériens. Or, dans l’inconscient collectif, l’image de l’Algérie est relativement mauvaise en France, la déchirure des années 1960 restant vivace, tandis que le péril terroriste provenait encore récemment de ce pays. Un sondage réalisé il y a un an révélait le fossé entre la perception du Maroc (apprécié par 71% des Français) et de l’Algérie (26% seulement).
Par ailleurs, un autre amalgame tend à associer systématiquement Maghrébins et Islam. La preuve en est que, dans de nombreux résultats de sondages, on peut intervertir les items « musulmans » et « maghrébins » : on enregistre quasiment les mêmes réponses. Or, l’Islam fait désormais l’objet d’un réel rejet dans une grande part de la population française. 74% pense que cette religion est incompatible avec les valeurs de notre société. Evidemment, les Français reconnaissent que les musulmans sont des Français « comme les autres (70%) », mais ce qui est reproché à ce culte est son manque de souplesse, en cherchant à « imposer son mode de fonctionnement au reste de la société » (pour huit Français sur dix). Les Français ressentent un climat, pour le moins, peu harmonieux pour faire coexister plusieurs religions sur le même sol. Seuls 16% d’entre eux se représente un paysage dans lequel les personnes de différentes religions vivent ensemble en bonne entente – les autres estimant qu’elles vivent soit avec des tensions, soit séparés. Le nombre d’actes racistes, de profanations d’églises ou d’actes antimusulmans ont progressé ces dernières années. Ainsi, on assiste désormais à des arrachages de voiles dans la rue.
Le sentiment qu’ « on ne se sent pas comme chez soi comme avant » progresse (61%, +11 depuis 2011). Le réel point de crispation n’est pas tant de nature raciale que culturelle. Les Français apparaissent avant tout sceptiques sur le devenir de la société multiculturelle qui s’est fait jour au sein de la République.
L’absence d’un réel sursaut pour lutter contre le racisme
Le racisme et l’intolérance constituent une part inhérente de la nature humaine, mais également un vestige de notre culture paysanne et terrienne. La France s’est certes historiquement engagée dans l’aventure coloniale sur tous les continents, mais ses habitants se sont toujours montrés rétifs à se déraciner de leurs terres pour voguer vers d’autres horizons et d’autres cultures.
Aujourd’hui, aucune digue solide ne s’élève des entrailles du pays pour faire face au racisme. Ainsi, alors que les Français font le constat qu’il a progressé ces dernières années (59%), ils le condamnent davantage qu’ils ne le combattent. Le «citoyen lambda » n’en est pas victime lui-même. Une majorité souhaite certes lutter vigoureusement à son encontre (60%), mais on reste loin d’une unanimité nationale. Par ailleurs, de manière très concrète, les Français ne s’offusquent pas du manque de visibilité des minorités ethniques sur les écrans télévisés ou sur les bancs des assemblées parlementaires, la majorité d’entre eux estimant qu’il y en a « comme il faut ». De même, concernant l’arsenal répressif condamnant les propos racistes, 77% souhaite effectivement infliger des condamnations, mais seuls 29% privilégie des condamnations sévères. Les Français font même montre d’indulgence : 65% pense que certains comportements peuvent parfois justifier des réactions racistes.
Il existe donc un décalage entre les propos, très solennels et graves, du microcosme médiatico-politique et l’opinion, qui partage sa condamnation sur le principe, mais semble absorbée par d’autres préoccupations. Les Français apparaissent davantage repliés sur eux, beaucoup plus méfiants à l’égard de l’immigration et sensiblement moins tolérants. Trente ans après la « Marche des beurs », et alors que la société est plus diversifiée que jamais dans ses origines culturelles, le risque que les Français vivent les uns à côté des autres grandit. En espérant, à termes, qu’ils ne finissent pas par vivre les uns contre les autres.