Jacques Barbaut est né le 18 janvier 1960. Les jours précédents, le nouveau franc a réduit l’ancien au centime, Camus s’est écrasé contre un arbre, Pierre Dac a tenté de se suicider, Brigitte Bardot a accouché, Lévi-Strauss a donné sa leçon inaugurale au Collège de France. Les événements suivants de l’année, le bébé a pu en entendre quelque chose à la radio, ou dans les conversations de ses parents, mais pas les comprendre, encore moins réagir à ce discours formalisé qu’on appelle « l’actualité ».
1960 est sa réponse à la représentation du monde qui s’insinue en chacun en même temps qu’une langue articulée. Des événements personnels de sa première année, Barbaut ne retient guère que le choix, qu’on lui a raconté, de son prénom. De la vie de sa famille, son entourage : rien — le contraire de Tristram Shandy. Parmi les faits que l’information a rendu collectifs et qu’il a connus a posteriori, il paraît choisir ceux qui, à distance et retardement, pourraient avoir acquis pour lui une signification : où l’histoire croiserait une mémoire reconstruite en possible destin. À côté de faits incontournables comme la guerre d’Algérie, le meurtrier Grand Bond en avant chinois, et d’autres plus anodins relatifs au sport, aux stars, à la philatélie, etc., l’écrivain Barbaut accorde une attention particulière aux événements littéraires : des paroles de Bobby Lapointe au nouveau roman, en passant par les naissances d’Astérix et de Tel Quel.
N’ayant pas été directement impliqué, il montre néanmoins beaucoup de retenue. Les faits sont résumés sans jugement implicite ni commentaire. Un brin d’humour perce seulement dans leur juxtaposition non hiérarchisée, en fonction de leur seule chronologie ; un autre brin dans la composition typographique adaptée au sujet de certaines séquences — en souvenir ultérieur, qui sait ? de Maurice Roche : Compact, 1966.
En rien systématique, une construction syntaxique revient plusieurs fois : des phrases longues jouent d’un effet de suspense ou retardement. C’est ainsi qu’un curriculum de 8 lignes (Poitiers, lycée Henri-IV, ENS, Lille, Dumézil, Stockholm, Varsovie) est déroulé avant l’information elle-même : Foucault, qui achève sa thèse, est nommé chargé d’enseignement à la fac de Clermont-Ferrand. Un non-événement dans une œuvre aussi future que Barbaut à la même date. Sauf que ce type de phrase souligne l’importance du contexte, de l’extérieur : parcours universitaire pour l’un, d’une première année en dehors de soi pour l’autre. De leur vie intime, pas un mot.
L’attention aux nombres et leur précision — le 100 m en 10” d’Armin Hary, 1960 comme milieu des Trente Glorieuses, les 50 531 entrées d’À bout de souffle, etc. — relèvent sans doute du même chiffrage ou codage impersonnel sous-jacent aux destinées.
Exactitude factuelle, distanciation énonciative, attention stylistique, soin typographique, autant de marques d’une maîtrise de l’écriture pour retracer un morceau de sa propre histoire que l’auteur n’a pas même imprécisément contrôlé. Si bien que le livre emmène à l’aventure dans cette année 1960, et se lit agréablement, d’une (re)découverte à l’autre, sans manquer d’interroger sur ce qu’on appelle aujourd’hui « une culture d’époque ». Ni roman ni essai historique, encore moins l’un de ces éphémérides composés par quelque journaliste répertoriant les tendances d’une année ou décennie, 1960 n’appartient à aucun genre. Parce qu’il est une expérience nouvelle proposée à l’esprit, par un écrivain d’une finesse aussi pertinente que sa discrétion.
[Jacques Demarcq]
Jacques Barbaut, 1960, Nous, 144 p.