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"On ne peut pas faire de cuisine si l’on n'aime pas les gens" (Joël Robuchon).

Publié le 14 novembre 2013 par Christophe
Je suis gourmand... Je sais, c'est un vilain défaut, un péché capital, même, mais c'est ainsi, je suis gourmand. Alors, lorsque je tombe sur un roman où la nourriture joue un rôle, principal ou secondaire, peu importe, j'ai tendance à me laisser mener par le bout des papilles, ce qui est terrible, car, au final, un livre ne remplit jamais mon assiette et je sors de ces lectures grandement frustré. Masochisme, peut-être, cela ne me guérit pas et je replonge régulièrement dans cet engrenage épicurien. Avec notre roman du jour, j'ai non seulement pu réveiller mon appétit, mais j'ai nourri mon coeur et mon âme de belles émotions positives et roboratives. "Le restaurant de l'amour retrouvé", d'Ogawa Ito (publié aux éditions Philippe Picquier), montre une nouvelle fois que la littérature asiatique est vraiment une littérature des sens, de tous les sens. Mais surtout, c'est une ode à la cuisine comme vecteur de transmission des sentiments, comme source d'empathie, de respect, de cohésion et de rapprochements humains...
Rinco a 25 ans et vit dans une grande ville du Japon où elle rêve d'ouvrir son propre restaurant, avec son compagnon, un jeune homme d'origine indienne. Pour le moment, elle vit en travaillant pour un petit restaurant turc de la ville et profite de pouvoir concilier son travail et sa profonde passion pour la cuisine, que lui a transmise sa grand-mère.
Voilà près de 10 ans que Rinco a tout quitté, sa mère, avec qui elle ne s'est jamais entendu, son village, sa campagne, pour gagner la ville et y faire sa vie. Mais, un soir, en rentrant à son appartement, elle découvre les lieux complètement vides... Son compagnon est parti, sans prévenir, sans rien dire, emportant tout avec lui, vraiment tout... Il n'a laissé qu'une jarre dans laquelle Rinco prépare sa saumure, comme elle a appris à le faire...
Sous le choc, la jeune femme devient muette. Sans doute la parole est-elle impuissante à exprimer sa douleur, sa surprise, son indignation... Elle ne prononcera plus un mot, ne communiquant plus avec les autres que par gestes ou en écrivant sur un carnet... Sa seconde réaction est de partir. Laisser derrière elle cette vie qui vient de s'ouvrir sous ses pas, comme un gouffre...
Quelques minutes après avoir découvert l'appartement vide, le panier qu'elle avait avec elle sous un bras, sa jarre de saumure sous l'autre, elle prend le car, direction sa maison natale, où elle n'est pratiquement plus allée depuis son départ, dix ans plus tôt... Elle n'a pas réfléchi plus de quelques instants, c'est le seul endroit où elle peut se réfugier, malgré tout...
En route, elle commence à redouter les retrouvailles avec une mère qui ne l'aime pas et qu'elle a fuie dès que possible pour vivre sa vie loin de son désintérêt... D'ailleurs, si Ruriko, la mère, ne semble pas surprise de ce retour inopiné, effectivement, la relation paraît incapable de se réchauffer... En gros, Ruriko impose à Rinco, pour mériter le toit et le couvert, de s'occuper d'Hermès, la truie qu'elle élève dans son jardin.
La seule chose qui rassure Rinco, c'est Papy Hibou. L'oiseau chante tous les soirs à minuit tapantes, comme dans son enfance. Le reste du temps, après avoir préparé le pain pour nourrir Hermès, Rinco ne sait pas trop quoi faire, tandis que sa mère tient dans le village, un bar baptisé "Amour"... Ironique, quand on connaît la réputation de frivolité de Ruriko et le peu d'amour qu'elle a dispensé à sa fille...
Et puis, voilà que Rinco, qui s'ennuie et n'envisage pas de retourner en ville, décide de faire dans son village natal ce qu'elle rêvait de faire ailleurs : monter son propre restaurant. Sa mère possède une espèce de remise près de sa maison, qui ne lui sert à rien et Rinco se voit bien y créer son restaurant, à son image, où elle servirait sa cuisine...
Cela va prendre quelques semaines pour aménager la remise, la décorer selon son goût, y aménager une cuisine sans excès d'appareils ménagers modernes, l'idée étant de préparer de repas de ma façon la plus traditionnelle possible. Aidée par Kuma, qu'elle avait connu dans son école, om il était surveillant, homme à tout faire, Rinco va donner vie au lieu le plus proche de ses rêves et le nomme "l'Escargot"...
Dans cet endroit, la règle est clair : à chaque servie, Rinco ne servira qu'une seule et unique table. Pas de menu prévu à l'avance, Rinco écoutera les désirs de ses clients et essaiera de servir un repas en adéquation avec ces souhaits, selon son inspiration. Et, dernière chose, et pas des moindres, elle va cuisiner quasi exclusivement des produits issus de l'agriculture ou l'élevage de la région proche, des fruits et des légumes qu'elle cueillera dans la nature luxuriante et riche qui entoure son village...
Son premier client sera Kuma. Rinco tient à le remercier pour son aide. Kuma est un homme dont la joie de vivre apparente cache une douloureuse séparation. Sa femme, d'origine argentine, ne s'est jamais habituée à la vie dans ce village perdu du Japon. Un jour, elle est partie, emmenant avec elle ses enfants, laissant derrière elle Kuma, qui ne pouvait se résoudre à quitter sa terre natale. Il ne s'en est jamais remis.
Rinco se reconnaît évidemment dans l'histoire de Kuma. Aussi met-elle tout son coeur et son savoir-faire dans le repas qu'elle sert à son ami. Elle veut lui offrir un moment exceptionnel, capable de lui faire oublier, même pour quelques instants seulement, sa tristesse, son désarroi. Et la magie va fonctionner, Kuma va vivre un moment d'exception...
Mais la magie ne va pas s'arrêter là : peu de temps après ce repas, le voeu de Kuma va être exaucé. Son ex-épouse et ses enfants vont revenir au village. Oh, pas pour longtemps, mais suffisamment pour que le coeur de Kuma s'emplisse de joie... Pour lui, pas de doute, c'est la cuisine de Rinco qui a provoqué cela, il en est certain !
Rinco, elle, n'y croit pas, mais d'autres événements heureux vont toucher les clients suivants de "l'Escargot", qui vont voir leurs voeux se réaliser ou vont être profondément changés après leur passage. Métamorphosés, même, comme cette veuve qu'on appelle la Favorite, et qui va retrouver une joie de vivre qui l'avait abandonnée depuis des années...
Il n'en faut pas plus pour faire la réputation de Rinco et de son établissement. L'endroit est toutefois suffisamment isolé pour ne pas en faire un lieu à la mode, qui refuserait du monde, ou qui devrait changer son protocole pour répondre à la demande. Rinco s'y refuserait, de toute façon... Mais, à chaque client, elle fait de son mieux pour transmettre du bonheur à travers les plats qu'elle sert, et tant pis pour les rares réfractaires...
Cependant, si Rinco a trouvé, presque par hasard, comment faire le bien autour d'elle, qu'en est-il de ses propres souffrances ? Ce pouvoir, qui n'a rien de magique, non, c'est une recette comme une autre, j'y reviens, peut-il l'aider, non pas à faire revenir son être aimé, elle a fait une croix sur le jeune indien d'emblée, mais dans sa difficile relation avec sa mère ?
Je n'en dis pas plus, lisez "le restaurant de l'amour retrouvé", pour cela. Non, intéressons-nous à cette recette, plus que formule magique, que met en pratique Rinco. Oh, ça n'a pas l'air très compliqué et pourtant ! C'est loin d'être facile, en tout cas, pas plus que je ne saurais préparé les plats qu'on découvre dans le roman, je ne me sens apte à réussir cette recette.
Elle tient en quelques ingrédients : empathie, amour, respect. En poignée, en pincée, au compte-gouttes, à la régalade, en zeste, avec parcimonie ou abondamment, sous toutes leurs formes, elle incorpore systématiquement ces trois ingrédients dans chacun de ses gestes. Elle est l'illustration parfaite de la phrase de Joël Robuchon, qui sert de titre à ce billet.
Je dirais même qu'elle va encore plus loin que lui : elle met empathie, amour et respect dans chacune des pensées par lesquelles elle élabore ses repas, dans chacun de ses gestes, depuis le moment où elle choisit les ingrédients, les prépare, les coupe, les cisèle, les apprête, les accommode, les assaisonne, les cuit, les présente, les sert, les couve du regard une fois entre les mains des clients, etc.
C'est la plus fine, la plus douce, la plus légère des sauces, et, bien qu'invisible, elle nappe, recouvre chaque plat que Rinco sert. Et même si aucune papille humaine n'est capable de sentir le goût si particulier de cette sauce, le cerveau, le coeur, l'âme des consommateurs, eux, semblent conquises en quelques bouchées...
Et cela vaut quels que soient les aliments concernés. Je préviens les amis des animaux, les végétariens pratiquants, les âmes sensibles, certains religieux respectueux des dogmes ou les indifférents au plaisir de la bonne chère, il y a dans le livre une scène difficile, que je ne vais pas vous raconter en détails, rassurez-vous, mais je ne voudrais pas qu'on me la reproche a posteriori.
Une scène effectivement difficile, bouleversante autant pour Rinco (qui va en connaître un certain nombre tout au long du roman) que pour le lecteur, parce que, voilà, c'est quand même violent dans les faits, même s'il faut en passer par-là... Mais, si j'évoque cette scène, c'est parce qu'à elle seule, elle résume tout ce que je viens d'exprimer dans les précédents paragraphes, l'application à un cas particulier de la recette empathie, amour, respect...
Chimiquement, ce que je raconte n'a pas de sens, quoi que, qui peut dire qu'à l'image des phéromones, par exemple, ces trois éléments indissociables dans la cuisine de Rinco ne pourraient pas imprégner ses plats ? Et pourtant, comment ne pas voir dans cette stricte application d'une règle tacite, naturelle chez la jeune femme, un exhausteur de goût 100% bio, capable de rendre fade les plus pures épices ?
L'heure est venue de jouer le bobo que je ne suis pas (enfin, pas vraiment ; je n'ai pas de 4x4...) en évoquant un des thèmes sous-jacents de ce roman : le respect du terroir, des produits, des saisons, le recours aux pratiques "locavores", l'agriculture raisonnée ou biologique, rayez les mentions qui ne vous conviennent pas. Tout est là, dans "le restaurant de l'amour retrouvé". Et c'est, sans aucun doute, la première étape menant à la sauce empathie, respect, amour.
Halte aux junk, fast et tout un tas d'autres trucs associés au mot food ! Dans ce roman, tout se consacre au bon, au meilleur et tout est mis en action pour y parvenir, des meilleurs produits aux meilleurs techniques, de quoi faire pâlir bien des grands chefs constellés d'étoiles. Avec un autre mot que je n'ai pas encore cité : le temps !
J'avais évoqué il y a quelques jours (semaines ?), dans le billet consacré au roman de Jean-Philippe Depotte, "le chemin des Dieux", cette profonde dichotomie entre tradition et modernité qui traverse le Japon depuis les 60 dernières années. On la retrouve ici, dans ce retour à la terre, sans aucune considération idéologique, dans ce départ du Japon moderne et métissé à ce Japon qui n'a pas changé d'un iota depuis des ères...
Loin de la vie trépidante de la métropole où elle travaillait, Rinco peu prendre tout son temps pour préparer le repas de l'unique table qu'elle a à servir chaque soir. Et, de la même façon, les clients ont tout leur temps pour apprécier les mets qui arrivent devant eux. Un autre secret de fabrication ? Possible, mais au-delà de ça, Rinco réhabilite tout ce que la vie moderne a tendance à effacer de nos vies...
Prenons-nous encore le temps de manger ensemble, en prenant le temps de se rassembler autour d'une table et d'apprécier des recettes de nos grands-mères ? Allons-nous encore, ne serait-ce qu'au marché, choisir des ingrédients de qualité ? Savons-nous encore cuisiner autrement qu'en appuyant sur le bouton du micro-ondes ?
Rinco, et à travers elle, Ogawa Ito, nous réveillent et nous rappellent qu'au-delà des plats en eux-mêmes, le contexte dans lequel nous mangeons est décisif dans le plaisir qui se dégage de l'acte de manger. On est loin d'Harpagon et de sa maxime "il faut manger pour vivre et non pas vivre pour manger", non, on se rapproche bien plus de Rabelais (j'ai utilisé le mot épicurien plus haut, pourtant déformé et impropre si on le prend stricto sensu, la philosophie d'Epicure étant bien plus pessimiste que le sens qu'on lui donne de nos jours) et de son appétence parfois ogresque...
Oh là, moi aussi, je vois que je prends mon temps, que je m'étale, pour parler de ce roman qui m'a mis l'eau à la bouche et le sourire aux lèvres... De la douceur qui m'a fait du bien, passant aussi bien par la personnalité de Rinco que par ses gestes ou encore l'écriture d'Ogawa Ito. Je vous laisse découvrir tout ça, surtout si vous êtes gourmands ou gourmets (les deux n'étant pas contradictoires) ou juste curieux.
La créativité culinaire de Rinco n'a pas de bornes. Elle prépare de tout, de la viande, des légumes, des fruits, de poisson, des coquillages, du chocolat, du riz, évidemment, tout, je vous dis, avec une maestria qui confine au génie et qui donne envie de se trouver à la table de "l'Escargot" le plus souvent possible. Et, si en plus ça fait du bien aux bobos de l'âme et du coeur, ça vaut bien le prix d'additions, ma foi, fort abordables...
"Le restaurant de l'amour retrouvé" n'est pas un livre de recette, ni un guide culinaire. Pas sûr que la lecture de ce roman suffise à reproduire les plats que Rinco sert dans son restaurant. Ni dans la technique culinaire, ni dans le savoir-faire. Et c'en est presque dommage, en fait, car nous aussi, on aimerait goûter...
Et puis, je me suis dit que le plaisir que procurait le roman était ailleurs. Car, au-delà des plats en eux-mêmes, ce qui prime, c'est vraiment le lien social qui se crée autour de ces assiettes. La cuisine de Rinco n'est pas un philtre d'amour, loin de là, mais elle met à l'aise ceux qui la mange, au point de faire tomber les inhibitions, d'adoucir les moeurs ou de passer un baume sur les maux tenaces qui étreignent les consommateurs, au sens noble du terme...
Alors, ne nous attachons pas forcément à ces recettes, parce que ce sont ces condiments "empathie, respect, amour" qui doivent primer dans nos mémoires. C'est cela que l'on doit retirer en priorité de ce livre et du travail de Rinco. Et, même si ce n'est pas si évident, c'est d'abord cela que nous devons tous apprendre à cuisiner et servir autour de nous, peu importe dans quel plat...
Mais bon, gourmand et curieux je suis, gourmand et curieux je reste, et que ce que je viens de dire ne m'empêche pas de conclure avec une mention spéciale pour le curry à la grenade que Rinco sert à Kuma lors de l'inauguration de "l'Escargot"... Le choix est rude, mais ce plat-là, j'aimerais bien sentir son goût et sa texture sur ma langue...

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