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La souveraineté privatisée

Publié le 13 novembre 2013 par Edgar @edgarpoe

Le malheureux Jean Quatremer pleure la souveraineté européenne.

De façon fort intéressante, il explique que, suite à l'accord USA/UE, qui sera calqué sur l'accord Canada/UE, "petit à petit, l’Union (mais aussi l’ensemble des pays signataires) va voir sa capacité à modifier ses politiques publiques limitée".

Quatremer doit sortir d'une congère, car l'UE travaille depuis longtemps à réduire à peu les politiques publiques. Plus au fond, il a également aujourd'hui un problème logique : il lui faut réhabiliter le souverainisme après l'avoir combattu inlassablement.

Il commence en effet ainsi son billet :

"L’Europe est-elle en train de renoncer à sa souveraineté normative ? L’Union aura-t-elle encore, demain, la capacité d’adopter des directives et des règlements plus protecteurs et, donc, de changer de politique ?"

Il redécouvre donc que la souveraineté est la condition de la démocratie.

Il lui faudra du courage pour convertir à la souveraineté les européens auxquels a été sans cesse répété que le souverainisme c'était le mal absolu.

Il aura d'autant plus de mal que l'Union européenne n'a pas été construite pour être une puissance, mais, comme l'expliquait fort bien Zbigniew Brzezinski, "un des piliers vitaux d'une grande structure de sécurité et de coopération, placée sous l'égide américaine et s'étendant à toute l'Eurasie."

Ce que Quatremer ne voit pas est que l'écrasement successif des souverainetés des nations européennes, puis, dans la foulée, celui de la souveraineté de l'Union européenne, à peine (mal) acquise, obéit à une logique.

Cette neutralisation des puissances publiques se fait en réalité au bénéfice de la plus grande et dernière des puissances publiques, les Etats-Unis. Et les entreprises américaines en seront premières bénéficiaires. La souveraineté est en réalité confisquée, privatisée, au bénéfice des Etats-Unis principalement (Prism et la surveillance globale mise en place par ceux-ci ne sont que la marque électronique de cet état de fait).

Si bien qu'un combat pour redonner des marges de manoeuvre au politique doit se fixer comme objectif de restaurer les souverainetés au niveau d'abord national. Quatremer devra donc se faire aussi souverainiste au niveau national s'il souhaite que l'UE conserve quelques pouvoirs résiduels.

C'est un thème qu'aborde régulièrement Dani Rodrik, professeur à Princeton, que j'ai déjà évoqué pour noter son opposition à une gouvernance mondiale ou son triangle d'impossiblité.

Il écrivait ainsi récemment : "Une mondialisation véritablement génératrice de démocratie [...] imposerait uniquement des limites [à la souveraineté] en cohérence avec la délégation démocratique, si possible accompagnées d’un nombre limité de normes procédurales (telles que la transparence, la responsabilité, la représentativité, le recours aux preuves scientifiques, etc.) en faveur de la délibération démocratique à l’intérieur des États."

Dit autrement, moins de règles automatiques neutralisant les états, et plus de délibérations.

Si Quatremer et les partisans de l'Union européenne étaient conséquents, ils se rendraient compte que la joie qu'ils ont éprouvée à arracher, des mains des états, des pouvoirs rendus stériles au niveau européen, était bien peu avisée.

S'ils souhaitent en effet redonner à l'Union européenne quelques pouvoirs, il leur faudra aussi plaider pour que l'Union en restitue la plupart aux états membres.

Rodrik, toujours, estime que l'Union européenne a déjà dépassé de très loin la juste délégation de souveraineté, compatible avec la démocratie :

"Le conflit entre démocratie et mondialisation se manifeste de la manière la plus aigüe lorsque cette mondialisation restreint l’articulation interne des préférences politiques sans offrir la compensation d’une expansion de l’espace démocratique au niveau régional/mondial. L’Europe se situe d’ores et déjà du mauvais côté de cette ligne, comme l’indique l’agitation politique en Grèce et en Espagne."

L'Europe exerce trop de pouvoirs de façon non démocratique, et, s'ils étaient démocrates, les partisans de la constrution européenne auraient dû s'en soucier.

Rodrik est cependant trop optimiste (et j'ai déjà noté qu'un des plus grands thérociens de l'Union était ouvertement réticent face à la démocratie).

Il estime en effet que l'UE a deux possibilités.

La première consisterait à exercer démocratiquement une souveraineté à l'échelle européenne, en abandonnant toute souveraineté nationale (bâtir "un espace démocratique au dessus de l'état-nation").

Cela nécessiterait que l'Union n'ait pas été construite sur la détestation même de l'idée de souveraineté, qu'elle ait été construite dans l'idée d'exercer des pouvoirs économique, politique etc. Cela nécessiterait qu'elle n'ait pas inscrit, dans ses textes fondateurs, l'exigence d'une concurrence libre et non faussée, qui revient à placer Texaco sur le même plan qu'une mutuelle régionale. La confiscation des souverainetés nationales par l'Union européenne n'a pas consisté à construire une souveraineté européenne mais à en neutraliser l'exercice au bénéfice d'acteurs indépendants (la BCE) ou privés - cf. le rôle du lobbying européen tel que décrit par Florence Autret. La souveraineté des nations européennes a été privatisée et la voie démocratique décrite par Rodrik est une impasse - qu'il ne mentionne, à mon avis, qu'à titre d'exerciec intellectuel.

Reste donc la deuxième possibilité européenne : "renoncer à l’union monétaire afin d’être capable de déployer des politiques monétaires et budgétaires nationales en faveur d’une reprise économique à long terme."

Autrement dit, faire à nouveau correspondre l'espace des politiques publiques avec celui de la démocratie, qui reste principalement vivante au niveau national. C'est, au fond, ce pour quoi Hollande avait été élu et qu'il se refuse de faire, avec les résultats que l'on observe sur sa popularité.

Je partage entièrement la conclusion pessimiste de Rodrik : "Plus ce choix sera reporté, et plus le prix économique et politique qu’il faudra en fin de compte payer sera considérable."

C'était malheureusement déjà en octobre 2012.


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