"Même si certains la jugent trop enlisée dans le concept pour être connectée à la Cité, la philosophie continue à interpeller les hommes tout en se tenant à distance de la réalité pour mieux en mesurer les malaises. Merleau-Ponty ne disait-il pas que le malaise est essentiel à la philosophie, car c’est précisément de là que procède son pouvoir de vérité et sa capacité à remettre en question les croyances comme les certitudes. L’attitude philosophique serait alors en elle-même un engagement, dans la rigueur et la clairvoyance que lui autorise le concept, tendant vers un sens plus concret de la liberté dont l’exigence rationnelle ne cesse de réinterroger nos sociétés de marché.
C’est d’emblée cet intérêt que pointe la rencontre croisée du Collège International de Tunis, en s’articulant autour d’un « malaise dans la culture » et d’un « malaise dans la liberté », non pas que le malaise soit double, mais afin d’ouvrir le débat à une pensée multiple et plurielle que des psychanalystes, sociologues, anthropologues, philosophes, juristes et universitaires maghrébins sont venus alimenter à la lumière d'une actualité excédante.
Ainsi, le Collège International de Tunis accueillait à l’occasion l’Espace Analytique franco-tunisien dont les membres ont débattu autour du thème-titre, « Malaise dans la culture », référant bien évidemment à Freud. Dans son ouvrage éponyme, celui-ci se penche sur la notion de "sentiment océanique", mentionnée dans une correspondance avec l'écrivain Romain Rolland qui y voit la source de la religiosité, en tant que sentiment d’un lien indissoluble entre le moi et le monde extérieur. Mais pour Freud, cet « ego océanique » proviendrait plutôt des sentiments de « désaide » infantile et de « désirance » pour le père. Partant de l’analyse de « la psychologie collective », il rapporte ainsi la notion au narcissisme primaire et à l’effacement de la frontière entre le moi et l’objet, caractéristique de l’état amoureux et de la psychose. Un parallèle doit-il alors être établi entre psyché individuelle et psyché collective ?
"La folie des masses"
C’est ce que entreprend le psychanalyste Jacques André dans son intervention « Les territoires de la haine » en s’appuyant sur le cas de patients, « Julien » et « Lucien », qui représentent deux figures de la croyance et recouvrent les deux psychogenèses des émotions et des sentiments évoquées par Freud. Par-delà la dimension religieuse, Jacques André interroge cependant la question de la haine, découlant de l’angoisse et la détresse qui ouvrent sur l’énigme intérieure et sur les frontières instables du moi. Rappelons, en l’occurrence, que Michel Hulin dans son livre « La mystique sauvage » (1993), avait traité de ce qu’il appelle les « extases laïques », ce sentiment de l’infini qui saisit parfois les sujets les moins portés sur le fait religieux. En élaborant la question du père à partir de la théorisation freudienne, Lacan fait précisément jouer père réel, père imaginaire et père symbolique, rappelant toujours que le père symbolique était le père mort. « Cette notion n'apparaît pourtant plus dans son enseignement après 1970. En revanche, il mettait en garde les psychanalystes en «prophétisant » la montée du fanatisme religieux en lien avec le discours de la science ». A l’œuvre dans la culture, le « sentiment océanique » met donc en jeu les pulsions de vie (Eros) et les pulsions de destruction (Thanatos) qui vont l'une et l'autre interférer dans le développement culturel de l’individu face à sa communauté. Si la psychanalyse éclaire l’acte, la philosophie, elle, tente de cerner la situation du moment toute chargée d’histoire. En effet, entre religiosité destructrice et désenchantement du rationalisme occidental, se pose le rapport à soi et à l’autre. Ainsi, dans une communication intitulée « L’interculturalité comme remède au malaise dans la culture », Fethi Triki critique la notion du « vivre-ensemble » dont le risque consiste, selon lui, à se transformer en un « ensemblisme dangereux » où « la haine de l’autre exclut la culture de l’autre ». Il propose en outre d’aborder la « colonialité » comme « déterritorialité », référant à la conception deleuzienne et glissantienne de l’identité, mais pour ressortir le malaise accentué par les formes de résistance qui prennent place dans les autres cultures. La fascination et la domination du Nègre a été par exemple déterminante comme structure de la capitalité de sorte que l’esclavagisme moderne doit être aussi considéré comme un effet de la colonialité et de l’instrumentalisation de l’homme menaçant sa liberté. En revanche, l’islamisme constituerait un autre aspect de déterritorialisation conférant à une pensée sans lieu précis, celui de la Oumma. Avec l’hyper-capitalisation de la mondialisation, la domination des cultures a débouché sur leur confrontation sanglante. Et Fethi Triki de situer l’issue dans le respect des différences structurelles des cultures en reconnaissant la dimension universelle de chaque culture comme bien commun et comme corpus critique offerts à toute l’humanité. Evoquant Farabi (la socialité) et Husserl (la crise des sciences européennes), l’intervenant constate l’échec du rationalisme et en appelle à l’esprit critique et éthique de la philosophie pour opérer une renaissance où l’universalité s'exprimerait par une vision non réductionniste du monde. Car le malaise est dans l’homme et découle de la dislocation de son essence, ajoute-t-il. Dans cet ordre d’idées, Mohamed Haddad proposera, quant à lui, face à la « complexité de la modernité, de la culture et de la tradition », d’élaborer de « nouveaux paradigmes » et de « ne pas s’arrêter sur des idées culturalistes en blocs ». L’interculturalité est « le Dieu trompeur », dira Hélé Béji dans la discussion qui suivra cette communication. En effet, ce n’est pas à travers la culture qu’on peut s’entendre puisque le noyau de l’Etre serait menacé par l’identification à la multiplicité. Et Lévi-Strauss avait prévenu contre la radicalité du pluralisme culturel. On peut se demander, en effet, si ce « sentiment d’appartenance à l’universel » ne comportait pas le même risque au fond que le «sentiment d'union indissoluble avec le grand Tout » que recèle le « sentiment océanique » ! Ce qui compte c’est le lien civil et la civilité, conclura Hélé Béji. C’est la constance à soi qui est mobilisatrice, rétorquera Fethi Triki et seule l’universalité de chaque culture peut garantir la mutabilité dans la convivialité, renvoyant pour finir à Hermann Broch et à sa « Théorie de la folie des masses», ainsi qu’aux analyses d’Elias Canetti. Empruntant à Freud, Broch tente, dans ce traité de psychologie politique, de comprendre comment les régimes totalitaires, le nazisme en particulier, ont su gagner l’adhésion des masses, en explorant les mécanismes psychiques individuels qui y ont conduit. Il livre ainsi une théorie de l’histoire fondée sur les forces du psychisme humain. Ce qui nous amène au livre de Mustapha Safouan qui, pour comprendre comment on choisit de basculer dans l’adhésion et non dans la résistance, se base sur La Boétie et analyse la façon dont se met en place ce rapport perverti au réel où des points de vue irréconciliables s’affrontent au sein d’une même époque.
« La liberté est la fêlure dans l’ontologie »
Car, précisément, la réflexion de cette rencontre s’arrime à trois ouvrages récents : « Aux fondements de l’orthodoxie sunnite » de Iadh Ben Achour, « Nous, Décolonisés » de Hélé Béji, et enfin « Pourquoi le monde arabe n’est pas libre. Politique de l’écriture et terrorisme religieux » du psychanalyste franco-égyptien Mustapha Safouan. Celui-ci situe sa réflexion par rapport au « Discours de la servitude volontaire » de La Boétie qui se demandait déjà au XVIéme siècle, dans son essai, ce qui fait que les hommes abandonnent l’idée de liberté. Il s’agit, en effet, « non de la servitude en tant que telle, mais de son caractère volontaire. » Et c’est en traduisant cet essai en arabe que Safouan tente de répondre à la question en se penchant sur le monde arabe du XXIéme siècle. « Bien que le mot libération ait soulevé de grandes passions parmi les masses, passions toujours sensibles dans les écrits de Frantz Fanon, le mot lui-même ne faisait qu’indiquer un but, la libération du colonialisme et/ou des pressions politiques exercées par les deux grandes puissances de l’époque, sans dire comment l’atteindre ni ce qu’il y a à en faire, une fois atteint », écrit-il ainsi. En revenant sur ce sujet, cher à Albert Memmi qui évoquait lui aussi la liberté conquise et reconquise par les peuples, Hélé Béji écrit cependant : « Mais, quoi que nous fassions ou que nous pensions, nous, décolonisés, la liberté est désormais l’air invisible que nous respirons sans en rendre compte. Maladive ou vigoureuse, elle est déjà en nous, même si nous ne la voyons pas. Fantôme insaisissable sorti d’un monde devant lequel nous nous sentons impuissants et chétifs, elle exige un courage dont il faudra bien que nous trouvions un jour la force. » Mais la conscience humaine dispose-t-elle vraiment de cette liberté pour s’orienter dans un sens qui ne bascule ni dans l’irrationnel ni dans un rationnel désenchanté. En abordant l’historicité de la notion, Iadh Ben Achour affirme d’emblée que « la liberté est une victoire et une défaite toujours recommencées ». A travers la confrontation des deux courants de l’islam, les Pélagiens et les Môtazilites, à travers l’Histoire, Ben Achour constate, en remontant aux textes des anciens, que « l’histoire de la liberté s’avère comme l’histoire d’une impossibilité ». Spécialiste en littérature arabe et en réformisme musulman, Catherine Farhi, qui dit « se méfier des textes sur lesquels on a fondé la notion de Sujet », conteste quant à elle le « déterminisme de la théocratie dogmatique ». Zied Krichen étayera à son tour l’approche de Ben Achour, en affirmant : « la liberté n’est pas dans l’ordre des choses, c’est la cassure dans l’ordre des raisons, c’est la fêlure dans l’ontologie ». S’il faut penser la modernité en termes d’autonomie tel que le prône Mohamed Haddad, ne faut-il pas également pas aborder la liberté individuelle comme un idéal pour la pensée en acte et convenir avec l’écrivaine Daniéle Sallenave, citant Aron, de ne pas « minimiser la place de l’ignorance ». Et rejoignant Hélé Béji sur le nécessaire lien de civilité, Yadh Ben Achour concluait en définissant la liberté comme « un projet de libération pour un monde civilisée ». Nabiha Jerad avait notamment évoqué, lors de la discussion, une proposition avancée par Safouan sur la nécessaire réhabilitation de la langue parlée, chez les écrivains et les intellectuels, pour échapper à la sacralisation de l'arabe et éviter le «choc des civilisations».
« Comment pouvons-nous nous dédouaner si facilement et nous convaincre que seul un pouvoir occulte et lointain que nous n’avons pas détient la clé exclusive de notre salut, ou de notre chute », se demande encore Hélé Béji.
La maîtresse de céans, qui accueillait, au tout début de la rencontre, les participants en leur souhaitant la « bienvenue dans la scène spirituelle de la demeure et de la demeurance », n’avait pas tout à fait tort de croire au pouvoir de civilité de la philosophie dont le rôle finalement consiste encore et toujours à établir des liens d'intelligibilité entre les différentes formes de discours et les différents modes de pensée, en dehors de toute prétention totalisante. Car enfin, il s’avère que l’usage pour chacun de sa raison ne suffit pas et qu’il faut le confronter avec d’autres afin d’instaurer un ordre supérieur à la fois à la liberté et à la raison, qui déchantent nous dit-on. Sans doute, cet ordre serait celui d’une éthique et d’un combat contre les signifiants-maîtres, que sont la peur, l'ignorance et la servitude. Placée face à une psychologie de la soumission, cette philosophe de la liberté se muerait en « écosophie », ce néologisme auquel Deleuze attribue la fonction de construire de nouvelles modalités de l’être en groupe à toutes les échelles".
http://www.lerenouveau.com.tn/index.php?option=com_content&task=view&id=16299&Itemid=32
PS: C'est marrant, en cliquant désormais sur le lien du journal Le Renouveau où fut publié mon article, je tombe sur le site de l'ATI (Agence tunisienne d'internet) !:)
Annexe: "Liberté", le texte de Hélé Béji sur "L'ange" de Nacer Khémir, le tableau-affiche de cette rencontre du collège de Tunis.