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Malaise dans la liberté, malaise dans la culture *

Publié le 13 novembre 2013 par Carnetdedoute

"Même si certains la jugent trop enlisée dans le concept pour être connectée à la Cité, la philosophie continue à interpeller les hommes tout en se tenant à distance de la réalité pour mieux en mesurer les malaises. Merleau-Ponty ne disait-il pas que le malaise est essentiel à la philosophie, car c’est précisément de là que procède son pouvoir de vérité et sa capacité à remettre en question les croyances comme les certitudes. L’attitude philosophique serait alors en elle-même un engagement, dans la rigueur et la clairvoyance que lui autorise le concept, tendant vers un sens plus concret de la liberté dont l’exigence rationnelle ne cesse de réinterroger nos sociétés de marché.
C’est d’emblée cet intérêt que pointe la rencontre croisée du Collège International de Tunis, en s’articulant autour d’un « malaise dans la culture » et d’un « malaise dans la liberté », non pas que le malaise soit double, mais afin d’ouvrir le débat à une pensée multiple et plurielle que des psychanalystes, sociologues, anthropologues, philosophes, juristes et universitaires maghrébins sont venus alimenter à la lumière d'une actualité excédante.
Ainsi, le Collège International de Tunis accueillait à l’occasion l’Espace Analytique franco-tunisien dont les membres ont débattu autour du thème-titre, « Malaise dans la culture », référant bien évidemment à Freud. Dans son ouvrage éponyme, celui-ci se penche sur la notion de "sentiment océanique", mentionnée dans une correspondance avec l'écrivain Romain Rolland qui y voit la source de la religiosité, en tant que sentiment d’un lien indissoluble entre le moi et le monde extérieur. Mais pour Freud, cet « ego océanique » proviendrait plutôt des sentiments de « désaide » infantile et de « désirance » pour le père. Partant de l’analyse de « la psychologie collective », il rapporte ainsi la notion au narcissisme primaire et à l’effacement de la frontière entre le moi et l’objet, caractéristique de l’état amoureux et de la psychose. Un parallèle doit-il alors être établi entre psyché individuelle et psyché collective ?
"La folie des masses"
C’est ce que entreprend le psychanalyste Jacques André dans son intervention « Les territoires de la haine » en s’appuyant sur le cas de patients, « Julien » et « Lucien », qui représentent deux figures de la croyance et recouvrent les deux psychogenèses des émotions et des sentiments évoquées par Freud. Par-delà la dimension religieuse, Jacques André interroge cependant la question de la haine, découlant de l’angoisse et la détresse qui ouvrent sur l’énigme intérieure et sur les frontières instables du moi. Rappelons, en l’occurrence, que Michel Hulin dans son livre « La mystique sauvage » (1993), avait traité de ce qu’il appelle les « extases laïques », ce sentiment de l’infini qui saisit parfois les sujets les moins portés sur le fait religieux. En élaborant la question du père à partir de la théorisation freudienne, Lacan fait précisément jouer père réel, père imaginaire et père symbolique, rappelant toujours que le père symbolique était le père mort. « Cette notion n'apparaît pourtant plus dans son enseignement après 1970. En revanche, il mettait en garde les psychanalystes en «prophétisant » la montée du fanatisme religieux en lien avec le discours de la science ». A l’œuvre dans la culture, le « sentiment océanique » met donc en jeu les pulsions de vie (Eros) et les pulsions de destruction (Thanatos) qui vont l'une et l'autre interférer dans le développement culturel de l’individu face à sa communauté. Si la psychanalyse éclaire l’acte, la philosophie, elle, tente de cerner la situation du moment toute chargée d’histoire. En effet, entre religiosité destructrice et désenchantement du rationalisme occidental, se pose le rapport à soi et à l’autre. Ainsi, dans une communication intitulée « L’interculturalité comme remède au malaise dans la culture », Fethi Triki critique la notion du « vivre-ensemble » dont le risque consiste, selon lui, à se transformer en un « ensemblisme dangereux » où « la haine de l’autre exclut la culture de l’autre ». Il propose en outre d’aborder la « colonialité » comme « déterritorialité », référant à la conception deleuzienne et glissantienne de l’identité, mais pour ressortir le malaise accentué par les formes de résistance qui prennent place dans les autres cultures. La fascination et la domination du Nègre a été par exemple déterminante comme structure de la capitalité de sorte que l’esclavagisme moderne doit être aussi considéré comme un effet de la colonialité et de l’instrumentalisation de l’homme menaçant sa liberté. En revanche, l’islamisme constituerait un autre aspect de déterritorialisation conférant à une pensée sans lieu précis, celui de la Oumma. Avec l’hyper-capitalisation de la mondialisation, la domination des cultures a débouché sur leur confrontation sanglante. Et Fethi Triki de situer l’issue dans le respect des différences structurelles des cultures en reconnaissant la dimension universelle de chaque culture comme bien commun et comme corpus critique offerts à toute l’humanité. Evoquant Farabi (la socialité) et Husserl (la crise des sciences européennes), l’intervenant constate l’échec du rationalisme et en appelle à l’esprit critique et éthique de la philosophie pour opérer une renaissance où l’universalité s'exprimerait par une vision non réductionniste du monde. Car le malaise est dans l’homme et découle de la dislocation de son essence, ajoute-t-il. Dans cet ordre d’idées, Mohamed Haddad proposera, quant à lui, face à la « complexité de la modernité, de la culture et de la tradition », d’élaborer de « nouveaux paradigmes » et de « ne pas s’arrêter sur des idées culturalistes en blocs ». L’interculturalité est « le Dieu trompeur », dira Hélé Béji dans la discussion qui suivra cette communication. En effet, ce n’est pas à travers la culture qu’on peut s’entendre puisque le noyau de l’Etre serait menacé par l’identification à la multiplicité. Et Lévi-Strauss avait prévenu contre la radicalité du pluralisme culturel. On peut se demander, en effet, si ce « sentiment d’appartenance à l’universel » ne comportait pas le même risque au fond que le «sentiment d'union indissoluble avec le grand Tout » que recèle le « sentiment océanique » ! Ce qui compte c’est le lien civil et la civilité, conclura Hélé Béji. C’est la constance à soi qui est mobilisatrice, rétorquera Fethi Triki et seule l’universalité de chaque culture peut garantir la mutabilité dans la convivialité, renvoyant pour finir à Hermann Broch et à sa « Théorie de la folie des masses», ainsi qu’aux analyses d’Elias Canetti. Empruntant à Freud, Broch tente, dans ce traité de psychologie politique, de comprendre comment les régimes totalitaires, le nazisme en particulier, ont su gagner l’adhésion des masses, en explorant les mécanismes psychiques individuels qui y ont conduit. Il livre ainsi une théorie de l’histoire fondée sur les forces du psychisme humain. Ce qui nous amène au livre de Mustapha Safouan qui, pour comprendre comment on choisit de basculer dans l’adhésion et non dans la résistance, se base sur La Boétie et analyse la façon dont se met en place ce rapport perverti au réel où des points de vue irréconciliables s’affrontent au sein d’une même époque.
« La liberté est la fêlure dans l’ontologie »
Car, précisément, la réflexion de cette rencontre s’arrime à trois ouvrages récents : « Aux fondements de l’orthodoxie sunnite » de Iadh Ben Achour, « Nous, Décolonisés » de Hélé Béji, et enfin « Pourquoi le monde arabe n’est pas libre. Politique de l’écriture et terrorisme religieux » du psychanalyste franco-égyptien Mustapha Safouan. Celui-ci situe sa réflexion par rapport au « Discours de la servitude volontaire » de La Boétie qui se demandait déjà au XVIéme siècle, dans son essai, ce qui fait que les hommes abandonnent l’idée de liberté. Il s’agit, en effet, « non de la servitude en tant que telle, mais de son caractère volontaire. » Et c’est en traduisant cet essai en arabe que Safouan tente de répondre à la question en se penchant sur le monde arabe du XXIéme siècle. « Bien que le mot libération ait soulevé de grandes passions parmi les masses, passions toujours sensibles dans les écrits de Frantz Fanon, le mot lui-même ne faisait qu’indiquer un but, la libération du colonialisme et/ou des pressions politiques exercées par les deux grandes puissances de l’époque, sans dire comment l’atteindre ni ce qu’il y a à en faire, une fois atteint », écrit-il ainsi. En revenant sur ce sujet, cher à Albert Memmi qui évoquait lui aussi la liberté conquise et reconquise par les peuples, Hélé Béji écrit cependant : « Mais, quoi que nous fassions ou que nous pensions, nous, décolonisés, la liberté est désormais l’air invisible que nous respirons sans en rendre compte. Maladive ou vigoureuse, elle est déjà en nous, même si nous ne la voyons pas. Fantôme insaisissable sorti d’un monde devant lequel nous nous sentons impuissants et chétifs, elle exige un courage dont il faudra bien que nous trouvions un jour la force. » Mais la conscience humaine dispose-t-elle vraiment de cette liberté pour s’orienter dans un sens qui ne bascule ni dans l’irrationnel ni dans un rationnel désenchanté. En abordant l’historicité de la notion, Iadh Ben Achour affirme d’emblée que « la liberté est une victoire et une défaite toujours recommencées ». A travers la confrontation des deux courants de l’islam, les Pélagiens et les Môtazilites, à travers l’Histoire, Ben Achour constate, en remontant aux textes des anciens, que « l’histoire de la liberté s’avère comme l’histoire d’une impossibilité ». Spécialiste en littérature arabe et en réformisme musulman, Catherine Farhi, qui dit « se méfier des textes sur lesquels on a fondé la notion de Sujet », conteste quant à elle le « déterminisme de la théocratie dogmatique ». Zied Krichen étayera à son tour l’approche de Ben Achour, en affirmant : « la liberté n’est pas dans l’ordre des choses, c’est la cassure dans l’ordre des raisons, c’est la fêlure dans l’ontologie ». S’il faut penser la modernité en termes d’autonomie tel que le prône Mohamed Haddad, ne faut-il pas également pas aborder la liberté individuelle comme un idéal pour la pensée en acte et convenir avec l’écrivaine Daniéle Sallenave, citant Aron, de ne pas « minimiser la place de l’ignorance ». Et rejoignant Hélé Béji sur le nécessaire lien de civilité, Yadh Ben Achour concluait en définissant la liberté comme « un projet de libération pour un monde civilisée ». Nabiha Jerad avait notamment évoqué, lors de la discussion, une proposition avancée par Safouan sur la nécessaire réhabilitation de la langue parlée, chez les écrivains et les intellectuels, pour échapper à la sacralisation de l'arabe et éviter le «choc des civilisations».
« Comment pouvons-nous nous dédouaner si facilement et nous convaincre que seul un pouvoir occulte et lointain que nous n’avons pas détient la clé exclusive de notre salut, ou de notre chute », se demande encore Hélé Béji. 
La maîtresse de céans, qui accueillait, au tout début de la rencontre, les participants en leur souhaitant la « bienvenue dans la scène spirituelle de la demeure et de la demeurance », n’avait pas tout à fait tort de croire au pouvoir de civilité de la philosophie dont le rôle finalement consiste encore et toujours à établir des liens d'intelligibilité entre les différentes formes de discours et les différents modes de pensée, en dehors de toute prétention totalisante. Car enfin, il s’avère que l’usage pour chacun de sa raison ne suffit pas et qu’il faut le confronter avec d’autres afin d’instaurer un ordre supérieur à la fois à la liberté et à la raison, qui déchantent nous dit-on. Sans doute, cet ordre serait celui d’une éthique et d’un combat contre les signifiants-maîtres, que sont la peur, l'ignorance et la servitude. Placée face à une psychologie de la soumission, cette philosophe de la liberté se muerait en « écosophie », ce néologisme auquel Deleuze attribue la fonction de construire de nouvelles modalités de l’être en groupe à toutes les échelles".
http://www.lerenouveau.com.tn/index.php?option=com_content&task=view&id=16299&Itemid=32
PS: C'est marrant, en cliquant désormais sur le lien du journal Le Renouveau où fut publié mon article, je tombe sur le site de l'ATI (Agence tunisienne d'internet) !:)
Annexe: "Liberté", le texte de Hélé Béji sur "L'ange" de Nacer Khémir, le tableau-affiche de cette rencontre du collège de Tunis.
Malaise dans la liberté, malaise dans la culture * Liberté « Cette peinture est l’image d’un conte, un conte moderne. Elle est étonnante à plus d’un titre, elle est une œuvre remarquable de Nacer Khemir, qui nous en dira quelques mots, s’il le souhaite. Mais je voudrais vous dire moi-même ce qu’elle m’inspire. Il y a tout lieu de penser que c’est par ici, dans ce coin, que cette histoire se passe, mais on peut aussi imaginer que c’est ailleurs. Ici, au-dessus de la maison où nous sommes réunis. C’est le petit minaret qui est par là, au bout de la rue, ou à gauche, un peu plus haut. Et la coupole est tout près aussi, près de ce petit marché aux puces qui grouille de monde. Mais dans le tableau, il n’y a personne, sauf le ciel, un ciel troublé, mélangé d’ocre, de vert, de brun, pas limpide, mais opaque (vous savez c’est comme la mer Méditerranée, on croit qu’elle est bleue, mais elle est « vineuse », dit Homère, couleur du vin) ; au bas du tableau, il y a la petite ligne des terrasses où nous sommes ramassés en un petit point invisible, et au-dessus de nous plane une créature plus grande que le quartier, un ange, une sorte d’Icare dont l’ombre se reflète sur les toits. Tout cela est très beau, mais ça n’aurait été que cela, s’il n’y avait un déséquilibre profond, une grave brèche par laquelle le tableau prend son sens : le minaret penche dangereusement, il se décroche, il ne tient que par un point, un fil, il est fendu, et l’ange semble poussé dans le même sens comme par une brise, et tout bascule vers un même côté. Mais vers quoi ? On voit que l’ange semble immobilisé au-dessus du minaret brisé, le découvrant, les yeux fixés sur lui, les paupières baissées et non pas ouvertes vers le lointain. Ou bien est-ce son passage qui, comme un mini cyclone, a ébranlé le minaret ?  Qui est-il ? Il n’est pas l’ange de la révélation, car sinon le minaret ne serait pas cassé.  Je me suis dit qu’il était peut-être le songe d’un homme libre, ou qui cherche sa liberté, sa direction.  On comprend déjà que la liberté est d’abord dans l’élévation, la capacité de s’élever, la vision de grand angle que nous prenons avec le monde auquel nous appartenons. La liberté suppose la hauteur de notre regard, sur nous-mêmes et sur les autres, qui est une victoire sur la pesanteur. La liberté n’est pas légèreté hors de toute gravité. Elle est l’élan, l’effort de l’élan. On ne sait pas d’où vient cet ange, mais visiblement il ne tombe pas du ciel, il s’élève depuis la terre, ses jambes pendent un peu, il n’est pas horizontal, il est en l’air, mais comme s’il avançait sur ses jambes presque plus grandes que ses ailes. Donc la liberté, c’est la hauteur de notre démarche, qui nous donne le sens de la gravité du monde.  Mais il y a plus. Le minaret a subi une destruction. L’élévation (ou la liberté) est donc en relation étroite avec la destruction, avec la chute. Est-ce que l’ange est en train de tomber, ou est-ce qu’il est en train de voler ? On ne le sait pas, au fond. Quoiqu’il en soit, ce qu’il voit, c’est ce qu’il a fait lui-même de ses œuvres, les ériger, et les détruire. Ça, ce sont des actes de sa liberté. Chacun sait que l’homme crée ou détruit parce qu’il a le choix de le faire. Je pense que les destructions veulent se justifier du désespoir, mais elles ont en fait une logique propre liée à la volonté, et au désir, à l’attrait de la destruction. Il y a donc, dans la forme gracile de ce minaret penché comme la tour de Pise, quelque chose qui est menacé par la brutalité, et nous qui vivons ici, nous voyons ce dangereux déséquilibre entre la délicatesse et la brutalité, au profit hélas de cette dernière. Alors, nous comprenons que la liberté réveille la faculté de créer de la beauté contre la fatalité de la laideur. Ce tableau est un geste libre qui triomphe d’un environnement dégradé. Mais il y a plus. Ce tableau montre une faille. D’où vient la faille ? Cette béance ouverte dans le mur est peut-être une vieille blessure, et en fait le minaret ne tombe pas, mais il s’est ossifié dans son histoire qui n’est pas guérie. Alors le problème est qu’il n’arrive ni à tomber, ni à se redresser, qu’il est pétrifié dans son infirmité, et le tableau est l’allégorie de ce malheur suspendu, où l’homme volant ne peut pas s’alléger du poids ancien, mais n’est pas non plus porté par le nouveau. La liberté a donc partie liée avec la peur de bouger, avec une paralysie entre passé et futur, elle est ce moment terrible où nous devons agir, et où nous ne le faisons pas, uniquement parce que nous avons peur.  Mais on peut penser aussi que, sachant que, s’il s’arrête d’avancer, il tombe, l’homme qui vole a décidé de partir, d’aller voir ailleurs, de quitter un monde qui ne sait plus tracer sa route entre le passé, le présent, et le futur, et il jette un dernier coup d’œil mélancolique à ce monde sans mouvement, avant l’exil dont il ne reviendra pas – l’exil étant désormais la seule échappée de l’homme libre.  On peut aussi imaginer que la brèche ouverte dans le minaret est celle par laquelle il s’est échappé, et qu’il est déjà loin d’un univers rapetissé par rapport à son grand corps dilaté par la griserie du voyage. Seul celui qui sait voyager est libre, et si l’on est privé de voyage, on est privé d’une liberté humaine fondamentale. Or, le voyage aujourd’hui, comme vous le savez, endure les lois de l’immigration que le monde libre a conçues contre ceux qui, de l’autre côté de la mer, voudraient eux aussi voyager librement, mais qui ne le peuvent plus.  Mais la liberté c’est encore autre chose. On voit bien qu’il y a dans cette peinture une audace, une audace qui fait peur, qui vous donne le vertige (d’où le malaise), l’audace de représenter le sacré d’une manière impertinente, si l’on admet que le minaret est aussi la métaphore du sacré, bien qu’il puisse être, comme je l’ai dit, l’image du Beau menacé de l’intérieur, dans le conduit de ses oraisons où se produit la catastrophe d’où ne jaillissent que des sons brisés.  L’audace ici est dans le geste de transgression, aux antipodes de la peur dont je parlais tout à l’heure, de la peur de bouger. Toute la peinture bouge au contraire, dans une représentation dissonante de la verticalité de la foi. Et dans cette image qui oscille, on comprend que la liberté est une force subtile entre la transgression, et la volonté de sauver, de ne pas détruire. La liberté est cette limite où l’on s’affranchit des contraintes, sans faire table rase. Le minaret n’est plus dans une ligne droite en direction de Dieu, il est oblique, mais il tient quand même ; il a pris un coup, mais il n’est pas à terre. C’est le signe que l’homme libre ne veut pas céder à l’héroïsme destructeur, au vandalisme, au contraire. Il n’y a pas de liberté, si l’on n’a pas le courage de toucher à l’interdit, mais ce n’est pas n’importe comment, pas aveuglément ; il faut le faire avec doigté, avec art, avec une science consommée, avec un langage approprié. La liberté étant elle-même une vertu fragile, elle porte une extrême attention à la fragilité des œuvres humaines, qui sont ses œuvres propres. L’humain est fragile parce qu’il est le produit de sa propre liberté.  On pourrait penser aussi que l’ange, en prenant de la hauteur, l’a fait pour parcourir le temps de l’histoire, il vient d’Orient et il va vers l’Occident, pour rejoindre peut-être les points avancés de la civilisation, à la conquête de l’Ouest, il fait le chemin inverse des empires coloniaux qui partaient à la conquête de l’Orient, qui ont échoué, et qui continuent de le faire, après la guerre d’Irak. Peut-on extrapoler et voir dans cet envol vers l’Ouest, la destruction des Twin Towers, le minaret devenant la métaphore d’un gratte-ciel ou d’un clocher ? Pourquoi pas ? Ou bien, à l’inverse, y voir les destructions que les guerres « démocratiques » récentes ont occasionnées au Moyen-Orient ? Peut-être.  Le protagoniste est dans le ciel, sans frontières, donc pas plus d’ici que de là, et cela suggère que la crise de la liberté n’est pas seulement de notre côté, et que la peur dont j’ai parlé, celle dont le psychanalyste Safouan dit qu’elle est « le vice le plus malin de l’âme », ressurgit aussi derrière les pratiques des démocraties « sécuritaires » modernes, supposées s’être libérées des terreurs ancestrales. L’Europe s’est transformée en forteresse impénétrable, où la culture de la liberté n’a plus l’intelligence de l’humanité étrangère. Mais plus que ça, la peur est inhérente à l’évolution sociale moderne, elle est la peur du chômage, d’être SDF, des attentats, des violences urbaines, des crack boursiers, des Musulmans, des épidémies, de tout un tas de choses, au point qu’il ne peut plus rester grand-chose du libre-arbitre, chez un individu autant criblé de peurs chroniques. Je voudrais juste terminer par une petite conclusion personnelle sur la peur de la liberté. Je faisais souvent, petite, un rêve que j’adorais : je pouvais voler. D’où peut-être inconsciemment le choix de cette image. Je me souviens en particulier d’un rêve où je m’élevais exactement au-dessus de ce patio, et je survolais les terrasses de la ville. Une fois, au cours d’un de ces rêves, je me suis trouvée sur le bord d’une fenêtre haute, je regardais le vide, je voulais sauter pour voler, j’avais peur, mais le plus étrange est que, à ce moment-là, j’eus conscience que je rêvais (j’avais au fond de ma conscience endormie le souvenir de la réalité), et je me suis dit : puisque je rêve, je peux me jeter dans le vide, je ne vais pas tomber, je ne vais pas me tuer, ça m’a donné le courage de sauter, alors je m’élance dans le rêve, et je ne tombe pas, miracle, je vole ! C’est pour vous dire que c’est peut-être ce qu’il faut faire quand on veut prendre un peu le risque de la liberté, et ne pas avoir trop peur. Il faut entreprendre les choses un peu comme en rêve, comme si on les rêvait, être capable de rêver ce que l’on vit, se dire quelques instants, qu’il ne peut rien nous arriver puisqu’on est en train de rêver, puisque c’est un songe, et alors on aura un peu moins peur. Donc, imaginons que nous soyons réunis ici comme dans un rêve, et n’ayons pas peur.  Hélé Béji 31 octobre 2009 

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